feuillage, remplissent l’air de sifflemens aigus ; çà et là paraît une cabane dressée sur des poteaux, comme un nid gigantesque d’oiseau de marais ; les singes se balancent aux lianes ; sous le couvert des bois se croisent mille voix diverses, dominées de temps à autre par le rugissent d’un tigre qui s’étire, au fond de sa tanière, entre deux sommeils. Après quelques heures de cette navigation qui n’est pas sans périls, le docteur peut déjà constater six milles de plus entre le Stratford et lui.
Cependant la rivière va en se rétrécissant de plus en plus. On arrive un endroit où elle ne forme plus qu’une coulée ou tunnel, sous une voûte de branches et de feuilles. Les deux navigateurs mettent pied à terre, échouent leur pirogue dans la vase et se dirigent vers une cabane qu’ils aperçoivent parmi les arbres. Un nègre de haute stature se présente, et leur dit avec un sourire : — Cumusta, segniours, — deux mots que le docteur nous affirme bénévolement être espagnols, et qu’il traduit ainsi : « Comment va, messieurs ? » Les voyageurs trouvent dans la cabane du nègre une cordiale hospitalité ; on s’entend pour faire de concert une battue dans les forêts voisines. Je passe sous silence les détails de cette battue, où un tigre et deux daims tombent sous les balles des infatigables chasseurs. Revenus dans la cabane et assis devant un repas homérique, le nègre, l’Indien et le blanc, ces trois types si divers de la race humaine, trouvent piquant de se conter leurs aventures. Les confidences des deux compagnons du docteur sont assez peu édifiantes. Esclave au Pérou, le nègre a recouvré sa liberté en égorgeant son maître. Quant à l’Indien Jack, il appartient à une de ces redoutables tribus sauvages de la haute Californie qui promènent leurs déprédations, sans jamais enterrer la hache de guerre, du pied des montagnes Rocheuses jusqu’aux bords de l’Océan-Pacifique, tantôt chassant sur les rives du Colombia, tantôt sur celles du Buenaventura, et quelquefois jusqu’à l’embouchure de la Rivière Rouge. Jack, dans ses courses vagabondes, a plusieurs fois essuyé le feu des chasseurs américains, et, quoiqu’il garde une réserve discrète sur ces rencontres, il en dit assez pour faire présumer que ses ennemis ont trouvé en lui un rude jouteur. Ce dont il convient, c’est d’avoir parfois dépouillé de leurs chevelures quelques crânes d’hommes blancs ; mais, s’il en est tenu à ces mesures de rigueur, ce n’est pas sans des circonstances atténuantes. Un incident singulier a soumis un moment cette existence aventureuse au joug de la discipline. Venu à bord d’un baleinier américain mouillé près du port de San-Francisco, pour y échanger des fourrures contre de la poudre et du rhum, Jack avait été retenu par le capitaine yankee, que la désertion de quelques matelots forçait de compléter brusquement son équipage. Le coureur des bois indien s’était ainsi transformé quoi qu’il en eût, en matelot baleinier. Après une longue et infructueuse croisière, il avait été enfin débarqué à Tacames,