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peut facilement s’expliquer. L’alose remonte nos rivières pour y frayer, et le développement progressif des œufs lui donne de jour en jour un volume plus considérable. Après la ponte, elle tombe dans un état d’épuisement tel qu’elle se laisse aller au fil de l’eau couchée sur le flanc et comme morte. Les pêcheurs qui la prennent dans cet état de maigreur et de faiblesse remarquent alors plus facilement les innombrables arêtes dont la chair de ce poisson est entrelardée. De là cette croyance erronée dont nous venons de parler, et qui, comme tant d’autres fables adoptées par les anciens, n’est que le travestissement d’une vérité mal connue, d’un fait mal observé.

Le célèbre et malheureux Artedi fut le premier à grouper dans son genre clupea tous ces poissons connus des anciens, le hareng proprement dit, et quelques autres espèces de nos mers occidentales[1] ; mais, tout en signalant avec son exactitude ordinaire certains caractères essentiels, Artedi commit bien des erreurs. Linné, Gmélin, Block, accrurent cette confusion, qui ne fit qu’augmenter jusqu’à Lacépède. Celui-ci créa quelques coupes heureuses, mais encore insuffisantes, dans le genre clupea d’Artedi, et Cuvier, marchant dans la même voie, éleva ce genre au rang de famille. Toutefois l’illustre auteur du Règne animal laissa subsister encore d’étranges rapprochemens, et l’on s’étonne à bon droit de trouver dans sa famille des clupes, à côté des harengs et des aloses, les lépisostées et le bichir, un des poissons les plus curieux de l’époque actuelle, découvert dans le Nil par Geoffroy Saint-Hilaire[2]. D’ailleurs, il faut bien le dire, Cuvier avait trop négligé l’étude comparative des nombreuses tribus de clupes qui fourmillent le long de nos côtes et approvisionnent nos marchés. Aussi les choses en étaient-elles venues

  1. Artedi, médecin suédois, se noya à l’âge de trente ans dans un canal de Leyde en 1735. Son Histoire des Poissons, publiée après sa mort par les soins de Linné, dont il était l’ami, annonce un naturaliste éminent.
  2. Le reproche que nous adressons ici à Cuvier, à propos de sa famille des clupes, peut s’étendre au Règne Animal tout entier. Trop souvent, dans cet immortel ouvrage, des animaux qui demanderaient à être reportés dans des familles distinctes se trouvent réunis dans une seule famille, qui par cela même cesse d’être naturelle. Ce défaut tient à la manière dont Cuvier a procédé dans l’établissement de ses coupes. Il partait des plus générales et descendait successivement jusqu’au genre, qui était pour lui l’élément principal. En cela, il agissait d’une manière toute différente de celle qu’avait suivie l’illustre Jussieu pour la classification des plantes. Celui-ci formait d’abord des familles naturelles qu’il groupait ensuite en ordres et en classes ou subdivisait en genres, selon ses besoins. Telle avait été aussi la méthode instinctivement suivie par Linné, dont les genres sont en réalité des familles naturelles. Cuvier, en adoptant et en réunissant les genres linnéens, a presque toujours mis des famille dans des familles, si l’on peut s’exprimer ainsi. Le désordre qui règne encore aujourd’hui dans les classifications zoologiques tient certainement à ce qu’il y a eu de vicieux dans ce point de départ, et ne disparaîtra que lorsque les zoologistes, adoptant la méthode de Jussieu, prendront la famille pour élément ; pour unité.