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jamais trouvé dans une situation plus terrible. La jeune femme tremblait, se mourait de crainte. Il en eut pitié.

— Je suis seul coupable, madame, dit-il en s’asseyant auprès d’elle et en essayant de sourire. Vous étiez si enfant quand je vous ai quittée ! Il est tout simple que vous m’ayez oublié ; moi, j’aurais dû vous reconnaître, et pourtant voici quinze ans au moins que je ne vous avais vue, ajouta-t-il en accentuant légèrement ses paroles, et vous êtes métamorphosée.

La belle comtesse ne répondit pas ; mais il jaillit de ses yeux un regard si doux, si humide, si reconnaissant, que Ladislas se trouva récompensé de sa générosité. En même temps, elle lui tendit la main. Il ôta rapidement son gant et pressa dans sa main nue la main dégantée de la jeune femme.

— Depuis combien de temps êtes-vous à Paris ? continua-t-il, ne sachant trop que dire.

— J’y suis arrivée il y a six mois, répondit-elle.

— Six mois ! et je ne l’ai pas su !

— Oh ! reprit la jeune comtesse en rougissant, je n’ai vu personne et je suis restée peu de temps à Paris. J’étais venue avec une amie de pension que des affaires ont rappelée en Prusse ; il y a un mois, je suis repartie de Berlin avec elle.

— Il y a un mois ! et j’avais la sottise de courir en Espagne !

— En Espagne ? répéta la jeune femme en souriant à demi.

Le premier embarras surmonté, Ladislas se sentit gagné par un trouble d’une autre nature. Les yeux de velours de la belle comtesse faisaient comme autrefois battre son cœur ; un souvenir charmant le faisait tressaillir. Il était comme enivré par le parfum du gros bouquet de violettes de Parme que tenait cette petite main qu’il venait de presser. Ne suis-je pas un triple sot, pensa-t-il, de laisser prendre à notre conversation cette ridicule tournure ? Elle-même ne me trouve-t-elle pas stupide en me voyant faire ainsi le don Quichotte ? Qui me commande de renoncer à un bonheur auquel j’ai quelque droit, ce me semble ? Il hésita un instant. La jeune comtesse, comme si elle eût deviné sa pensée dans son regard, le ramena au présent tout d’un coup avec ce tact si fin qui n’appartient qu’aux femmes. La conversation avait eu lieu jusqu’alors en français ; elle lui adressa brusquement la parole en polonais. Ladislas comprit la délicatesse de cet avertissement. L’idiome national le ramena au pays, au temps passé. Ils parlèrent de leur enfance, de leurs jeux d’autrefois ; ils se rappelèrent l’un à l’autre des souvenirs presque effacés ; ils se contèrent comment leur vie s’était écoulée durant les quinze années de séparation. Une heure se passa ainsi ; mais, ramené à la situation présente par le cours même de la conversation, Ladislas sentit renaître en lui la pensée séduisante qui