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LE CHÂLE VERT.

une lacune, et que vous la repreniez au moment éloigné qui se représente à vous. Ladislas, attristé, ouvrit sa croisée. Son bel acacia avait perdu son vert feuillage, il avait l’aspect de la mort. Les moineaux, qui ne trouvaient plus d’abri dans ses branches, se réfugiaient par volées dans les trous des murailles ; les merles avaient disparu. Hélas ! tout cela ne ressemblait guère à cette tiède matinée d’été où il s’était réveillé si joyeux, et le châle vert revint à sa mémoire. Ladislas pensa à toutes ces choses, puis il songea encore que ce jour-là était un lundi, et que le lundi était le jour de réception de la princesse A…, une de ses plus célèbres compatriotes. Il était reçu comme un fils dans cette maison ; il résolut d’y aller le soir même pour apprendre un peu les nouvelles de Paris et secouer sa tristesse. La princesse donnait un petit bal ; on arrivait donc plus tard que de coutume, c’est l’usage à Paris. En entrant dans le salon, Ladislas y trouva seulement les vieux habitués de la maison qui le reçurent avec empressement. Après l’avoir questionné sur son voyage, on l’entraîna à une table de whist. Peu à peu, le monde arriva. Les joueurs se réfugièrent dans un petit boudoir, et ils entendirent sans sourciller les quadrilles retentir dans le salon voisin. Ladislas n’était pas d’humeur dansante ; il resta fidèle aux cartes, à la grande satisfaction des têtes grises auxquelles il servait de quatrième.

Depuis une heure, il était absorbé par les rois de trèfle et les atouts, lorsque, levant par hasard les yeux, il vit se refléter dans une glace placée en face de lui les têtes de deux jeunes femmes qui passaient en riant. Un moment elles s’arrêtèrent, et la glace renvoya au cœur de notre ami un regard qui le fit bondir sur sa chaise. Il avait reconnu les beaux yeux noirs !

— Vous êtes fou, Ladislas, s’écria un des joueurs, c’est une renonce.

— Maudit trèfle ! murmura Ladislas ; je vous demande bien pardon.

Il n’y pouvait plus tenir. Confiant son jeu à un des spectateurs, il se leva en toute hâte. Arrivé à la porte du salon, il jeta un regard rapide sur les banquettes, et reconnut bientôt celle qu’il cherchait. Assise en face de lui, la dame aux yeux noirs regardait d’un autre côté. Il la considéra attentivement, se frotta les yeux, il l’examina encore ; c’était bien elle !

Dans sa toilette de bal, elle était plus charmante que jamais : des violettes étaient mêlées à ses beaux cheveux ; ses yeux et son teint avaient, à la lumière, un éclat surprenant, et l’harmonieux contour de ses épaules prêtait à sa figure une grâce nouvelle.

— Monsieur, dit Ladislas à son voisin, qui se trouvait être un dandy de sa connaissance, pourriez-vous me dire quelle est cette jolie femme blonde avec des yeux noirs ?

— Vous devez la connaître mieux que moi, répondit le dandy, car elle est, je crois, Polonaise.