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LE CHÂLE VERT.

pensée et ouvre à l’âme de nouveaux espaces. Poussée dans ces régions surnaturelles, elle y acquiert une sensibilité, une finesse d’impression, qui n’est pas de ce monde ; elle y perçoit des sentimens dont aucune parole ne saurait rendre ni la passion ni la délicatesse. Qui de nous, aux accords d’un air aimé, ne s’est pas senti bercé dans une atmosphère inconnue, à des hauteurs vertigineuses, où, enfant du ciel créé primitivement pour un séjour merveilleux, il a cru retrouver je ne sais quelle image confuse de sa destinée première ? Et qui de nous, sous la pression électrique d’un regard aimé, n’a pas senti son cœur se transformer, se diviniser, et tout son être se remplir de sensations étranges et délicieuses ? Ladislas assurément ne prétendait pas magnétiser la jeune femme, que ses yeux caressaient avec ivresse ; mais il lui faisait comprendre, presque malgré elle, des tendresses infinies, il la forçait à deviner, sinon à partager, l’enivrante émotion qu’il éprouvait lui-même. La pensée se fait fluide quelquefois, et elle n’a que faire des paroles alors. Tous les sentimens que pendant une heure Ladislas sut exprimer sans rien dire, toutes les sensations qu’il osa décrire en parlant de choses indifférentes, deux volumes du roman le plus psychologique ne pourraient les contenir. Pendant que la jeune femme, émue, inquiète, cherchait à se dérober à cette obsession morale, le vieux militaire contait ses campagnes. Après l’Espagne, de laquelle Ladislas détournait avec soin la conversation, il avait parlé de la Pologne, qu’il connaissait à merveille, où il s’était marié. Née dans le duché de Posen, Mme  de Mortemer avait été élevée à Berlin avec son amie ; ce fut tout ce que notre ami put apprendre d’un sujet qui l’intéressait vivement. C’était beaucoup déjà, car le duché de Posen était aussi son pays natal, et l’intrigue devenait de plus en plus singulière. Au milieu de ces conversations diverses, le dîner s’achevait gaîment, et déjà le jour baissait, quand Mme  de Mortemer fit appeler son mari. Le brave officier sortit, et les deux amoureux se trouvèrent en présence l’un de l’autre. Ladislas pâlit. L’instant était décisif ; il le sentait, et son courage défaillait. Il fallait d’un mot réaliser les déclarations imaginaires auxquelles il s’était borné jusqu’alors ; il fallait passer de l’idéal à la vie, du rêve à l’action. La transition est immense, chacun le sait, et les hussards ne sont pas si communs qu’on le croit. Entre l’insolence qui révolte et la timidité qui glace, il existe un terme moyen que le plus habile a peine à rencontrer. Cette note intermédiaire, on risque de la prendre ou trop haut ou trop bas, car le diapason manque, et, si l’intonation est fausse, tout est perdu. Ladislas, tremblant d’émotion, hésitait et se taisait. La voix de la jeune femme lui rendit son assurance.

— Cette chasse que vous faites demain, monsieur, où doit-elle se passer ?

— Madame, dit tout à coup Ladislas, qui, prenant un grand parti, se leva de table et croisa fes bras sur sa poitrine, madame, pardonnez-moi ; mais cette chasse est une chimère, et moi je suis un imbécile. Ce