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LE CHÂLE VERT.

Les deux dames, que le commencement de ce bavardage avait trouvées sur la défensive, partirent à la fin d’un éclat de rire.

— Vous voyez bien que je vous fais rire, que je vous amuse innocemment, continua Ladislas ; quel mal trouvez-vous à ce que je continue ?

— En vérité, répliqua Mme  de Mortemer en souriant, je n’y verrais pas grand mal ; mais, vous l’avez dit vous-même, les plus innocentes choses peuvent être quelquefois les plus mal jugées.

Le jeune Polonais avait gagné la bataille, il sut profiter de sa victoire. L’occasion était belle d’attirer le dialogue sur le terrain des préjugés de ce bas monde, si puérils quand on les observe de près. Peu à peu, la conversation s’engagea ; il sut la nourrir avec beaucoup de verve, quoique avec goût toujours et avec le tact d’un homme bien élevé. Il fit sur les passans des observations piquantes ; il parla de la société parisienne avec finesse, avec amour de l’Espagne, qu’il ne connaissait guère. Il raconta des souvenirs d’enfance avec poésie, des batailles avec chaleur. Les deux dames l’écoutèrent bientôt avec un intérêt qu’avivait au fond l’étrangeté de la situation. Animé par les yeux noirs de la jeune Polonaise, par le désir de plaire, Ladislas se sentit spirituel ; le génie du vin de Champagne et de l’amour pétillait dans son esprit comme dans son regard. En essayant de se faire écouter, il avait su être aimable ; il fut charmant lorsqu’il s’aperçut qu’il plaisait. Une heure se passa rapidement, pendant laquelle il apprit beaucoup de choses. Ces deux dames étaient seules à Paris, où elles ne voyaient personne, la société polonaise s’étant dissoute à l’entrée de l’été. La belle aux yeux noirs, arrivée depuis très peu de jours, venait en France pour la première fois. Il va sans dire que Ladislas apprit ces choses sans faire de questions, et sans que ses interlocutrices parlassent d’elles-mêmes précisément ; mais, en réunissant des lambeaux de phrases et des demi-mots, il put former son jugement à leur égard. Quant aux noms de ses deux compatriotes et à certaines particularités polonaises qui l’intéressaient surtout, notre ami n’en put rien apprendre. En tournant trop près de ce sujet, il craignait de se trahir. Son mensonge le tourmentait comme un remords, plus encore comme une maladresse. Il s’en consolait en pensant que sa fourberie tournerait peut-être à son avantage quelque jour, et il caressait du regard, en attendant, les cils noirs de la belle inconnue et le duvet de pêche qui couvrait sa lèvre supérieure. Je ne dirai pas que son cœur fût prêt à se fondre, ainsi que celui d’un collégien, dans une larmoyante élégie ; mais son imagination se remplissait de cette amoureuse curiosité qui fait bouillonner les sens. Cette blonde aux yeux méridionaux lui semblait la plus désirable créature de ce monde et de l’autre.

Au bout d’une heure, les deux dames échangèrent un regard qui apprit à Ladislas qu’elles songeaient à partir.