tu ne reverras pas ? Cette femme, d’ailleurs, qui est-elle ? Sais-tu si elle vaut une seule de tes pensées ? — Pourquoi ne la reverrais-je plus ? répondait l’autre. Est-ce une raison parce que je l’ai vue une fois et que je sais où la retrouver, pour que je ne la retrouve plus ? Pourquoi ne pas penser à elle ? cela vaut mieux que de ne penser à rien. Tu dis qu’elle ne vaut peut-être pas une de mes pensées ? Je crois le contraire. N’est-elle pas belle d’ailleurs ? n’est-elle pas jeune ? Ma vie est-elle si divertissante, que je doive renoncer de gaieté de cœur à une aventure romanesque et poétique qui vient s’offrir d’elle-même ?
Ladislas était, pour ainsi dire, spectateur de ce dialogue qui bourdonnait en lui. Il trouva d’abord que l’imagination raisonnait beaucoup mieux que la raison elle-même ; puis il arriva peu à peu à l’opinion contraire. Au fur et à mesure que le temps passait et éloignait l’heure de la promenade du matin, il perdait de son ardeur et de sa confiance. Après déjeuner, il monta à cheval et alla voir à Berny les préparatifs d’un prochain steeple chase. Au retour, il descendit de cheval à la porte de son club ; mais, dès qu’il eut mis pied à terre, sa préoccupation le reprit. Il fit toutes choses de travers. Ayant voulu s’asseoir à la table de whist, il perdit tous les rubbers. Les journaux qu’il tenta de lire ensuite tombèrent de ses mains tour à tour, sans qu’il en retînt un seul mot. Il écouta ses amis causer des prouesses de leurs chevaux et de leurs maîtresses ; ses amis l’ennuyèrent, il connaissait toutes leurs histoires et savait par cœur leurs impromptus. Quand six heures sonnèrent, on vint lui annoncer que son valet de chambre l’attendait. Il alla s’habiller dans une des jolies petites chambres que les clubs réservent à la toilette des dandies ; puis, comme il mourait de faim, il dîna avec ardeur et but, en manière de consolation, une bouteille de vin de Champagne, après quoi, se sentant plus de philosophie, il alluma un cigare et se dirigea, tout en flânant, vers les Champs-Élysées. Arrivé là, il renversa une chaise contre un arbre, écarta du geste les musiciens ambulans, et se prit à songer, tout en regardant les badauds qui galopaient sur des rosses de manége.
Il fit là, en fumant, quelques-unes de ces observations judicieuses que la digestion peut inspirer à un jeune homme pourvu d’un esprit réfléchi et d’un bon estomac. — Le cœur, pensa-t-il, est un organe. L’estomac a sur lui une action directe et décisive. Les repas changent notre manière de voir les choses de la vie. Tel qui se désole à jeun se rassérène après dîner. Un homard à la moutarde, pour qui l’aime, peut faire diversion à la plus poétique douleur mieux que tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Ladislas poursuivait du regard la fumée de son cigare et de la pensée le cours de sa méditation, lorsqu’un mouvement de chaises qui se fit autour de lui, et le son d’une voix qu’il entendit, l’arrachèrent à sa nonchalance.