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mains, la suppliait d’accepter, et un refus était en effet pour lui un chagrin. L’originalité de son esprit donnait de l’attrait et du piquant à son commerce. Il lui était resté de son ancienne prédisposition à la folie une certaine légèreté, une certaine humeur vagabonde de la pensée ; il avait une vivacité d’esprit un peu excitée, un peu sautillante, et, comme on dit vulgairement, un coup de champagne ; il passait par brusques saccades d’un accès de drôlerie à l’émotion intime et vibrante, de la farce au sérieux. Son esprit cependant côtoyait presque toujours le plus juste bon sens. « Ce qui valait le mieux, disait Hazlitt, dans sa conversation et ses écrits, c’était le côté sérieux. Personne ne savait condenser plus de profondeur, d’éloquence et de finesse en une demi-douzaine de demi-sentences. Ses saillies brûlaient comme des larmes, et il approfondissait une question avec un jeu de mots. » La plupart de ses amis ignoraient le drame qui avait irrité, exagéré ces contrastes dans l’humeur de Lamb : ils ne pouvaient quelquefois s’expliquer certains travers, certains tics douloureux de cet homme aimable ; mais ceux qui savaient tout ce qu’il y avait eu de force d’ame et de noblesse de cœur dans le dévouement de Lamb, ceux qui savaient avec quelle sublime abnégation ce frère avait ajusté sa vie à l’horrible infirmité de sa sœur, ceux-là regardaient ses enfantillages, avec un intérêt respectueux, et ses vertus avec une tendre admiration. J’ai dit que le dévouement de Lamb ne se ralentit pas un seul jour. Cette pauvre sœur était, du reste, digne de tant de soins. Dans cette moitié de sa vie où la folie lui faisait grace, elle formait, par les dons de son esprit et le charme de son caractère, l’achèvement harmonieux des qualités de Lamb. Elle avait suivant Hazlitt, dont je cite encore le témoignage, plus de sens et de raison que la plupart des femmes. Sa folie même, dit-on, était élégante et gracieuse ; souvent, dans ses accès, elle croyait vivre au temps de la reine Anne, et ses discours brisés étaient comme de précieux fragmens du langage diamanté de cette époque. Elle reconnaissait presque toujours, à des symptômes trop éprouvés, l’approche de son mal ; alors elle-même elle demandait à quitter la maison. Un jour, Charles Lloyd rencontra hors de Londres le frère et la sœur qui cheminaient lentement, les larmes aux yeux, et, en les accostant, il apprit que Lamb menait sa sœur à la maison des fous. Il semble que la Providence eût dû éteindre du même souffle deux existences si unies. Charles mourut en 1834, et Mary lui a pourtant survécu treize années ; mais le tombeau de Lamb ne fut vraiment fermé que le jour où sa sœur vint l’y rejoindre dans le petit cimetière d’Edmonton.


EUGÈNE FORCADE.