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temps, sinon toutes leurs feuilles ne seront que du papier perdu. » Elles y sont bien venues ; le lord-maire l’avait bien invité un jour à dîner, lui, simple commis, à côté de deux directeurs de la compagnie des Indes « Il n’avait jamais vu ma face, ni moi la sienne ; et tout cela parce que j’écris dans un magazine ! » Au bout de ces modestes triomphes comme aux débuts douloureux de sa carrière, nous le retrouvons à côté de sa sœur, l’entourant du même dévouement et des mêmes soins. Souvent, durant ces longues années, son mal terrible l’avait reprise. Quelques mois avant la mort de Lamb, elle avait eu un accès qu’il décrivait ainsi : « Ce n’est pas une chose nouvelle pour moi d’être laissé avec ma soeur. Lorsqu’elle n’a pas de violences, je préfère ses divagations au bon sens du monde. Son cœur est obscurci, mais non disparu ; il éclate par momens, et l’on voit en elle la lutte d’une puissante intelligence contre les flots qui la submergent. Je ne puis être nulle part plus heureux que sous le toit qu’elle habite. Ce fut pendant un de ces crépuscules de sa raison qu’elle perdit son frère. Une émotion trop vive, un simple changement d’habitude, l’exposaient à une rechute. Les excursions à la campagne lui étaient surtout fatales ; aussi, par une triste prévoyance, elle emportait dans ses paquets une camisole de force quand elle allait, avec son frère chez les Bazlitt à Winterslock, chez les Wordsworth à Grasmere. C’est pour cette raison que Lamb se cramponnait à Londres, et se contentait volontiers, suivant son mot, de ruraliser en imagination. Leur grand plaisir, lorsqu’elle se portait bien, était, après le travail du jour, d’aller à Drury-Lane, ou de se promener à l’entour des théâtres, si la tentation ne leur venait point d’y entrer. « Alors, disait Lamb, nous oublions que nous sommes attaquables ; nous sommes forts, comme des rocs ; le vent se calme pour les agneaux tondus (shorn Lambs, jeu de mots sur le nom de Lamb). » Mais la grande fête des Lamb, c’était leur soirée de réception une fois la semaine, leurs mercredis.


III

Si, par un mois d’automne où d’hiver, le mercredi soir, vers dix heures, vous étiez entré dans le salon des Lamb, vous y eussiez vu un groupe d’esprits qui a exercé une influence brillante et profonde sur le mouvement des idées en Angleterre. Pendant le premier quart de ce siècle. L’appartement était modeste mais comfortable ; le plafond était bas, mais le feu pétillait et brillait joyeusement dans la cheminée ; les meubles étaient de la vieille mode et n’avaient d’autre lustre que celui de la vétusté, mais l’œuvre de Hogarth, les lares familiers de la maison, genius loci, étalait sur les murs, autour du salon sa philosophie pathétique ou burlesque. À l’une des deux tables de whist, Lamb