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des friandise, tandis que moi, véritable écolier, je lui en voulais de ses soins et je rougissais de la voir arriver, s’asseoir sur le degré en attendant notre sortie de la classe de grammaire, puis ouvrir son tablier et me donner quelque bon morceau qu’elle avait mis de côté pour moi ; la bonne vieille créature est maintenant sur son lit de mort. Je ne puis supporter cette pensée. J’attribue sa maladie au choc qu’elle a reçu de notre mauvais jour et dont elle ne s’est jamais remise entièrement. Elle dit, pauvre être ! qu’elle est contente d’être revenue chez nous pour mourir auprès de moi. J’ai toujours été son gâté. » Nous autres, enfans de pauvre bourgeoisie, nous avons tous eu cette tante-là. Enfin, après avoir passé sa journée aux bureaux de la compagnie des Indes, le soir, lorsqu’il rentrait chez lui, épuisé d’un travail ininterrompu de sept où huit heures, Lamb trouvait son père, qui, avant le souper, lui demandait toujours une partie. Un jour, après avoir joué plusieurs heures, Lamb pria le bonhomme de le laisser écrire un instant : « Si vous ne vouliez pas jouer avec moi, dit le vieillard gémissant, vous pouviez aussi bien ne pas rentrer du tout » il n’y avait rien à répondre, et Lamb reprit les cartes.

Cependant, à mesure que le tragique événement, s’éloignait dans le passé, Lamb revenait timidement à ses anciennes velléités poétiques ; peu à peu il recommençait, dans sa correspondance, ce joli et spirituel épluchage de vers et de mots avec lequel il critiquait les poésies de son ami et les siennes propres. Le souvenir des soirées de la Salutation lui apportait de temps en temps une chaude bouffée d’enthousiasme ; en pensant à ces douces heures, il poussait un soupir, mais il se reprochait bientôt ces innocens regrets comme une pensée impie. « Ces plaintes me siéent mal. Je n’ai qu’à comparer ma situation présente, l’état de mon ame, mes perspectives, avec ce qu’elles étaient il y a deux mois, — deux mois seulement ! O mon ami, je cours le danger d’oublier les terribles leçons qui m’ont été données ! Faites-m’en souvenir, rappelez-moi mon devoir ! Parlez-moi sérieusement quand vous m’écrivez ! » Le malheureux ! sa crainte était un pressentiment. Son père mourut. Malgré toutes les oppositions, il ramena sa sœur chez lui. Hélas ! il ne jouit pas long-temps de sa bonne action. La vieille tante mourut aussi. Mary Lamb l’avait soignée avec la sollicitude la plus vive. La fatigue et la douleur lui donnèrent un nouvel accès de folie. Il fallut la remettre aux mains des médecins. Lamb, demeuré seul dans cette maison dépeuplée par la démence et la mort, se tourna encore, dans son accablement, vers son unique ami.


« MON CHER COLERIDGE,

« Je ne sais pourquoi j’écris, si ce n’est par la tendance qu’a la misère à conter ses douleurs. La tante mourut vendredi soir vers onze heures ; Mary, par suite de la fatigue et de l’anxiété, est tombée malade encore, et j’ai été obligé