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sœur est la seule personne que j’aie jamais vue en ce monde sans la moindre teinte d’égoïsme. Je m’étendrai sur ses qualités, pauvre chère ame, dans une autre lettre, pour ma propre satisfaction, car je la comprenais profondément ; si je ne me trompe, dans la situation la plus déchirante où jamais être humain se soit trouvé, elle aura toujours l’ame grande et aimable. Dieu la conserve dans l’état d’esprit où elle est !

« C. LAMB. »


« Les circonstances favorables dont je vous ai parlé ont presque entraîné mon esprit à l’extrémité opposée au désespoir. Je courais le danger de me trouver trop heureux. Votre lettre m’a ramené à ma première impression. J’espère (quant à Mary, j’en peux répondre), mais pour moi, j’espère que je garderai toute ma vie le souvenir et l’impression de ce qui s’est passé, aussi vivant qu’à présent. Ce n’est point une chose légère, et Dieu ne veut point qu’elle soit prise légèrement. Je serai sérieux, circonspect et profondément religieux, tant que je vivrai, et ainsi nous pourrons tous deux échapper à la folie dans l’avenir, s’il plaît à Dieu !

« C. L. »


La convalescence de la pauvre folle continua ; Lamb en épiait les progrès avec une tendre inquiétude. « Mary, disait-il un jour à son ami, est sereine et gaie. Je n’ai pas sur moi une petite lettre qu’elle m’a écrite, car, bien que je la voie presque chaque jour, c’est un plaisir pour nous de nous écrire. Je n’ai pas sa lettre sur moi, mais je peux la citer de mémoire : — « Je n’ai pas, m’écrit-elle, de rêves effrayans. À minuit, lorsqu’il m’arrive de m’éveiller, à côté de ma garde endormie, au milieu du bruit que font les pauvres folles alentour, je n’ai pas peur. L’ombre de ma mère semble descendre vers moi : elle me sourit et me permet de jouir de la vie et de la raison que Dieu m’a données. Je la reverrai au ciel ; alors elle me comprendra mieux. Ma grand’ mère aussi me comprendra mieux ; elle ne me dira plus, comme elle avait l’habitude de le faire : « Polly, à quoi pense donc votre pauvre cervelle détraquée ? » — Pauvre Mary ! ajoute Lamb avec des détails qui jettent une lueur sur l’affreux mystère de ce drame et de cette folie ; ma mère ne l’a jamais comprise, en effet. Elle l’aimait, comme elle nous aimait tous, d’un amour de mère ; mais par ses pensées, ses sentimens, sa manière de voir, il y avait une si grande dissemblance entre elle et sa fille qu’elle ne la comprenait jamais bien : elle ne sut jamais à quel point Mary l’aimait, elle répondait trop souvent à ses caresses, à ses protestations d’affection filiale avec doute et froideur. C’est égal, c’était une bonne mère ! » Lamb aurait voulu faire rentrer sa sœur dans la maison ; mais ses parens et ses voisins s’y opposaient. Sa vieille tante n’avait pas pu s’habituer à une nouvelle vie chez sa riche parente, qui la renvoya mourante à Lamb. « Ma pauvre vieille tante, écrivait-il à Coleridge, que vous avez connue la plus douce, la meilleure des créatures pour moi, lorsque j’étais à l’école ; qui venait en trottant m’y apporter