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car, tant qu’il a duré, j’ai eu beaucoup d’heures de pur bonheur. Ne croyez pas, Coleridge, avoir goûté toute la grandeur et tout l’emportement de la fantaisie, si vous n’avez été fou. Tout maintenant me semble insipide, en comparaison. » On sent à chaque ligne que cette correspondance est la vie de Lamb. Coleridge allait publier un nouveau volume de vers ; en ami fraternel, il voulut que Lamb joignît ses sonnets à sa gerbe. Lamb s’amusait de cette publication ; nourri de la lecture des poètes du XVIe siècle, romantique comme son ami, il discute avec une délicatesse de goût infinie la couleur des mots, la finesse des tours, les coquetteries de l’expression poétique. Dans son beau feu, il se prend à espérer ; mais il ajoute aussitôt avec une gracieuse humour : « L’Espérance est une fillette charmante, vive, à l’œil bleu, et je suis toujours enchanté de sa compagnie ; — mais je me passerais volontiers du visiteur qu’elle amène après elle, sa sœur cadette, la Crainte, une méchante enfant aux joues pâles, timide, palpitante, qui se pend aux cordons du tablier de sa sœur et veut aller partout où elle va. » Et comme le pauvre garçon, à peine échappé à la folie, est reconnaissant des attentions de Coleridge ! « Merci de vos fréquentes lettres ; vous êtes le seul correspondant, et je puis ajouter le seul ami, que j’aie au monde. Je ne vais nulle part et n’ai point de connaissance. Lent de paroles et réservé de manières, personne ne recherche ma société on ne s’en soucie, et on me laisse seul. A… me fait quelques visites, comme pour s’acquitter d’un devoir, et reste à peine dix minutes. Jugez donc combien je vous suis reconnaissant de vos lettres. Cependant que cette correspondance ne vous soit pas à charge. » Il revient plusieurs fois sur cette recommandation avec un scrupule qui attendrit. « Coleridge, pour un flâneur comme moi, écrire et recevoir des lettres est une chose fort agréable, mais je ne veux point empiéter sur votre temps, je n’exige pas de très fréquentes réponses. Réservez-moi les heures de lassitude ; écrivez-moi quand vous n’aurez rien de mieux à faire. » On dirait la sollicitude inquiète d’une femme aimante qui va au-devant de tous les sacrifices, de peur de perdre, en la fatiguant trop, une affection nécessaire à son bonheur.

Le malheureux jeune homme s’efforçait ainsi de reprendre à la vie ; il était revenu à ses occupations ordinaires, passant les matinées dans les bureaux de la compagnie des Indes, et, le soir, jouant aux cartes avec son vieux père ou écrivant à Coleridge, lorsqu’un affreux malheur vint frapper sa famille, vouée à je ne sais quelles fatales expiations. Sa sœur avait déjà donné des signes de dérangement d’esprit. Ses journées consacrées à des travaux incessans, ses nuits dévorées par l’insomnie auprès de sa mère, achevèrent d’épuiser sa raison. Prise un jour d’un transport frénétique, elle tua sa mère. Le Times du 26 septembre 1796 contenait sur cette épouvantable scène les détails suivans consignés dans le style impassible et tragique d’un procès-verbal.