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et la replace avec mille soins sur sa chaise. Quand il a fini sa partie fabuleuse, le bonhomme, en ramassant les cartes, demande pourquoi Charles n’est pas encore rentré. La mère répond par une aigre réflexion sur l’ingratitude et la négligence des enfans : « On a fait de Charles un savant ! Charles muse devant l’étalage d’un bouquiniste où bavarde avec Coleridge ; il pense bien à ses parens ! — Un travail extraordinaire l’aura retenu plus tard au bureau, réplique Mary, empressée à défendre son frère. — Oh ! les enfans se soutiennent tous, reprend la mère avec amertume. — Charles est un bon fils, dit la tante, intervenant avec sa voix douce au secours de son neveu et de Mary. — Charles est votre gâté, dit sèchement la malade. » Au même instant, Charles ouvre la porte. C’est un jeune homme de vingt ans, corps frêle, figure spirituelle et rêveuse, regard distrait, mais égayé d’un sourire intérieur. Il s’informe avec inquiétude de l’état de sa mère, fait une caresse espiègle à la bonne tante, serre tendrement et longtemps la main de sa sœur ; puis, s’installant bravement vis-à-vis de son père, il fait claquer les cartes dans ses doigts et, au milieu des gronderies maternelles, joue jusqu’au dîner avec le bonhomme ravi.

Telle est la scène qui se passait à peu près chaque soir, au commencement de l’année 1795, dans une pauvre maison du vieux Londres, au sein de la famille de Charles Lamb. Vous vous souvenez de la figure de Charles Lamb, car M. Chasles l’a retracée dans ce recueil avec ses touches les plus fines, les plus délicates, les plus vives, les plus originales et comme un peintre amoureux de son œuvre et qui s’y mire[1] ; mais, au moment où M. Chasles nous parlait du plus curieux et du plus aimable des humoristes de ce siècle, l’Angleterre elle-même ne connaissait point encore Charles Lamb tout entier. Un de ses amis, M. Talfourd, avait bien publié de lui un intéressant volume de lettres familières : nous avions vu l’écrivain capricieux et naïf dans ses relations intimes ; nous avions été introduits chez lui, mais nous étions, pour ainsi dire, restés au salon ; nous n’avions pas pénétré dans la retraite la plus cachée de cette existence attachante et singulière ; nous en ignorions le secret douloureux et profond. Aujourd’hui les motifs qui avaient arrêté à cette limite la première publication de M. Talfourd n’existent plus ; les personnes dont le secret de Lamb était aussi le secret sont mortes : M. Talfourd vient donc de nous livrer sans réticence toutes les lettres de Lamb. Les mystères de ce caractère aimable et bizarre sont maintenant dévoilés. Les contrastes de cette fine bonhomie, de ce style savoureux et brisé, de cet esprit sensible et railleur, de cette fantaisie qui avait des larmes dans le sourire, sont, à présent éclairés. La vie explique l’écrivain, et la vie de Lamb, cette vie que

  1. Le dernier humoriste anglais, livraison du 15 novembre 1842.