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la mélodie touchante ; troublée, elle poussa un faible gémissement ; — il cessa ; elle respira d’un souffle haletant, — et tout à coup ses yeux bleus effarés brillèrent grand-ouverts. Lui tomba à genoux, pâle comme une luisante statue.

« Les yeux de Madeline étaient ouverts ; éveillée, elle continuait à voir le songe de son sommeil ; mais un changement pénible dissipait tristement les joies de son rêve si pures et si profondes. La belle enfant se mit à pleurer et à murmurer des mots sans suite entrecoupés de sanglots. Cependant son regard était attachée sur Porphyro : — agenouillé, les mains jointes, les yeux supplians, il n’osait faire un mouvement ou lui parler, — tant son regard était fantastique.

« Ah ! Porphyro ! dit-elle… »

Mais il finit le tableau et commence l’amoureux ramage, et, lorsque l’aube arrive, Porphyro enlève Madeline à la prison féodale. La veillée de Sainte-Agnès a son lendemain de bonheur, et le couple disparaît dans la brume matinale qui cache la vie.

Je ne ferai pas ressortir les contrastes de la scène païenne de Pro perce et de la scène chevaleresque de Keats, l’ivresse idéale de l’imagination et de la passion à côté de la double ivresse du vin et des sens car pour nous aussi sonne la fin de la journée que nous avons passée avec Leigh Hunt. Hélas ! j’avais commencé ce poétique voyage à la campagne, je le termine à la ville. « Non, ce n’est pas l’alouette » qui m’annonce l’aurore, ce n’est pas même le coassement des corbeaux d’hiver, dont les vols immenses s’en vont tournoyer, comme des essaims d’abeilles, aux cimes des peupliers lointains : — c’est, en cette saison républicaine, le triste glapissement des crieurs de journaux, odieux prélude des séances de l’assemblée nationale, des crises ministérielles et des banquets socialistes. Il me semble que, sortant d’un concert où des virtuoses sublimes ont exécuté de célestes variations sur des thèmes divins, je vais assister, dans la boue des rues, au défilé des masques déguenillés et chancelans qui s’écoulent par les vomitoires des bals de carnaval. Du sanctuaire où sont pieusement enchâssées dans l’admiration des siècles les glorieuses reliques du passé, je descends à la boutique borgne du loueur de costumes. Je ne fais que changer de bric-à-brac, car cette révolution de 1848, qu’a-t-elle été autre chose qu’une foire de vieilles friperies, où celui-ci a voulu prendre la défroque de Vergniaud, celui-là celle de Danton, cet autre celle de Marat, ce dernier peut-être celle de Robespierre : doublures du dernier ordre qui se sont mises, avec un comique sérieux à jouer en parodie le drame éclatant et terrible de la révolution républicaine ou impérialiste. Allez jusqu’au dénouement de vos rôles, magnifiques acteurs ; seulement, au nom de la poésie, je vous fais aujourd’hui une prière : dans la seconde représentation de la pièce du siècle, supprimez au moins une scène ; vous qui avez déjà tant aplati l’esprit français, épargnez-nous, de grace, une seconde littérature de l’empire.


Eugène Forcade.