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compagnons de voyage et d’un autre ami, le docteur Darnel, m’aidèrent à supporter ma triste condition. Bientôt je partis seul sur un bateau à vapeur anglais, qui se rendait directement à Marseille sans toucher la cote d’Italie, et, sur ce sol étranger, j’eus encore à me louer du capitaine et du médecin du Polyphemus. Enfin, je vis le rivage de la patrie, mais mon pied ne le toucha point ; — j’avais entièrement perdu l’usage des jambes. On me porta dans la voiture qui devait me conduire à l’hôtel d’Orient. Dans ce comfortable hôtel, je me trouvai entre les mains paternelles du docteur Cauvier, cet homme, l’un des plus spirituels et des meilleurs que j’aie rencontrés, sous les auspices duquel j’ai fait à l’Athénée de Marseille mes débuts dans l’enseignement, et qui a tendrement soigné mon père dans sa dernière maladie. Grace à la science du docteur, j’eus au bout de quelques jours l’indicible bonheur de faire mon premier pas. Je pus bientôt me traîner au bord de la mer, appuyé sur le bras de quelques amis. Qu’on me permette enfin de dire comment la patrie me fut tout-à-fait rendue. Un jour, dans ce même hôtel, je vis arriver M. de Chateaubriand, qui revenait de Venise, son dernier voyage. C’était retrouver ce que la France possédait de plus glorieux, c’était, par lui-même et par tout ce qu’il me représentait, un retour soudain aux plus chères habitudes de ma vie. Quelle surprise ! quelle émotion ! Hélas ! ce souvenir est bien douloureux, aujourd’hui que j’ai accompagné vers un autre rivage celui qui m’accueillait sortant presque de la tombe, revenant de si loin vers mes amis et mon pays.

Au bout d’un mois, je pus m’embarquer, remonter le Rhône, et, après m’être arrêté quelques jours à Lyon, dans ma ville natale, parmi d’excellens parens, j’arrivai enfin à Paris, après avoir fait, de la seconde cataracte à Orléans, presque tout le voyage par eau, à savoir, sur le Nil, sur la Méditerranée, sur la Rhône, sur la Saône, sur la Loire, et n’avoir fait par terre qu’une trentaine de lieues environ, de Mâcon à Digouin.

Ma plaie d’Égypte fut lente à guérir. La prolongation de cette maladie a retardé la publication de mes travaux sur l’Égypte, et c’est pour cela que je l’ai rappelée. J’ai eu le droit de parler de mon zèle, parce qu’il est l’excuse dece retard dont il a été la cause. Récemment encore un retour foudroyant a interrompu cette narration, que je termine aujourd’hui. Je suis toujours sous le coup d’une menace ; mais ni en Égypte dans mes plus tristes instans de souffrance et d’isolement, ni depuis mon retour, au milieu des rechutes, je ne me suis repenti d’un voyage que ma santé a payé un peu cher, et, quand je devrais souffrir encore des suites de mon entreprise, je n’y aurais pas regret, car j’ai vu l’Égypte, j’ai vu Thèbes et Ibsamboul.


JEAN-JACQUES AMPERE.