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C’est d’après ces principes que M. de Rovéréa se conduisit, dans sa vie publique, vis-à-vis du gouvernement de Berne, dont il était né sujet, et dont il s’éleva, par une persévérance vraiment héroïque, à être le dernier champion pendant la guerre acharnée de 1798 à 1801. Vis-à-vis de la Suisse, en général, patriotisme ne connut d’autre mesure que celle du bon sens et des devoirs supérieurs envers l’humanité. M. de Rovéréa, devenu citoyen vaudois, porta dans toutes ses démarches, dans tous ses jugemens, ce cœur helvétique, calme et résolu, qu’on aime à sentir battre dans les relations pleines d’ailleurs d’un tout autre intérêt, relations tracées sous la tente, d’une main militaire, et gracieuse, par un jeune officier qui suivit le duc de Wellington dans toutes les campagnes de la péninsule espagnole, et dont la mort, aussi prématurée que glorieuse[1], mit à l’épreuve la plus cruelle la piété sérieuse et sévère par laquelle s’illuminèrent, s’il est permis de le dire, les dernières années de M. de Rovéréa.

Aucun autre document de l’histoire contemporaine ne répand autant que ces Mémoires de lumière sur la révolution qui, dans le pays de Vaud, précéda l’invasion française, sous l’effort de laquelle s’affaissèrent ou se brisèrent en éclats les institutions politiques de la confédération suisse. M. de Rovéréa s’était mis à la tête du mouvement fort considérable ; mais très mal secondé, qui fut tenté pour la résistance ; il parvint à donner, dans le corps par lui nommé légion fidèle, une organisation respectable à ces défenseurs persévérans d’un ordre politique qui s’abritait derrière plus de quatre siècles d’héroïques souvenirs. Ce membre adoptif d’un patriciat qui s’abandonnait lui-même en se voyant abandonné par la fortune montra plus de lucidité dans ses vues, de prévoyance dans ses dispositions, de hardiesse dans ses conseils, que bien des hommes chargés des noms devenus si grands à Laupen et à Morat. Il fallut céder à la décomposition universelle, et la légion fidèle, ralliée sur les galcis de Constance, “rentra dans les sentiers amers de l’exil. » M. de Rovéréa trouva bientôt les meilleures occasions de connaître exactement l’émigration française, dont, par une vieille habitude de solidarité militaire, l’émigration suisse se tint d’abord rapprochée ; mais de profonds dissentimens ne pouvaient manquer d’éclater entre des corps où les notions également chères de patriotisme et d’honneur s’entendaient pourtant de manières si différentes : la qualité dominante, sous l’une des deux bannières, était celle de gentilshommes, et, sous l’autre, celle de citoyens. M. de Rovéréa, dans ses jugemens sur l’émigration française, évite d’être injuste, mais devient volontiers amer. Son mérite comme historien gagna, sans contredit, beaucoup aux traverses qui empoisonnèrent sa carrière militaire ; conseil aulique de Vienne, agences britannique sur le continent, intrigues croisées des diplomates, des courtisans et des aventuriers, lui firent essuyer de continuels déboires, et lui montrèrent sous toutes ses faces cette incapacité présomptueuse et tracassière qui est le principal fléau des pays en révolution. L’appréciation bien sentie, dans les Mémoires, de quelques grands caractères soulage le jugement et repose le cœur ; mais, avant tout, on sympathise volontiers avec la tendresse mâle de M. de Rovéréa pour ces héros sans nom et sans récompense, ces émigrés plébéiens dont les rangs s’é-

  1. M. Alexandre de Rovéréa, seul fils de l’auteur des Mémoires, tué à Villalba sous Pampelune, le 28 juillet 1813.