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prenant le change sur nos intentions et nos doctrines. On n’a pu persuader à notre raison ni à notre cœur que le mal et la souffrance seraient jamais bannis de la terre par des constitutions politiques et des combinaisons industrielles ; donc, nous dit-on (lisez le livre de M. Vidal sur la Répartition des richesses), c’est vous qui voulez le mal et le perpétuez : vous faites Satan égal à Dieu ; vous êtes manichéens ! Je m’étais figuré que, depuis le Martin de Candide, il n’y avait plus de manichéens dans le monde. Il y a vous, s’écrient les socialistes. Misérable façon de se débarrasser d’une difficulté philosophique insoluble ! Nous ne nous sommes jamais vantés, nous, d’expliquer à la raison l’origine du mal : est-ce notre faute si les socialistes, plus présomptueux, n’y ont point réussi ? Les contradictions où ils tombent semblent au contraire ajouter des difficultés nouvelles à l’obscurité de ce formidable mystère. Ils se flattent de vaincre le mal dans l’avenir ; quand cette prétention serait légitime, auraient-ils expliqué en cela les douleurs des générations passées et la fatalité des souffrances présentes ? Si les races futures doivent être affranchies du malheur, pourquoi les races éteintes et les races vivantes y furent-elles soumises ? Au point de vue philosophique, le problème est le même ; et comme ils ne l’ont point résolu, les socialistes, puisque c’est leur mot, sont plus manichéens que nous : ils ont, en effet, à concilier l’optimisme de leurs vues sur l’avenir avec le pessimisme de leurs invectives contre la société actuelle. Par quelle inconcevable pirouette d’esprit, eux qui ne voient que félicités dans l’horizon de demain accusent-ils avec tant d’imprécations et de cris de rage l’étape d’aujourd’hui ? Comment se peut-il que la société soit si mauvaise et si condamnable en ce moment ? comment mérite-t-elle toutes les révolutions et tous les châtimens que vous appelez sur elle avec furie, si, comme vous le professez, vous les grands prédicateurs du progrès, elle va spontanément, par sa pente naturelle, au bien et au bonheur ? Avant de nous sommer de lui dévoiler le secret de Dieu, le Janus socialiste devrait donc mettre d’accord ses deux masques : celui qui regarde le présent avec les crispations de la haine et de la colère, et celui qui grimace vers l’avenir un fade sourire de béatitude.

Quant à nous, moins misanthrope envers nos contemporains et moins flatteur pour les générations qui doivent nous suivre, nous qui, sans illusions comme sans amertume, nous sommes efforcé de mesurer d’un regard modeste et ferme les infranchissables limites de la route où marche l’homme ici-bas, nous n’avons qu’une raison pour combattre le socialisme ; et cette raison, c’est précisément qu’avec ses hérésies philosophiques, ses bévues économiques, ses provocations passionnées et violentes, il détourne l’humanité de ses voies, la condamne à de douloureuses et stériles fatigues, la replonge dans les humiliantes misères