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un monument de la générosité de votre noblesse ; n’est-ce pas la preuve de la possibilité des réformes pacifiques accomplies par la voie légale ? Pourquoi ne voulez-vous pas espérer que, comme ce pont va servir de lien et de communication entre la vieille forteresse de Bude et votre moderne capitale, ces réformes, à la tête desquelles se sont mis vos plus généreux citoyens, vos plus illustres familles, ne réussiront pas à opérer la transition entre la Hongrie féodale et la Hongrie des temps modernes ? Pourquoi ne voulez-vous pas croire que l’expérience du passé servira ici à éclairer les peuples ; que vous arriverez, sans les épreuves sanglantes que nous avons eu à subir, à un état social plus conforme aux idées du siècle ? Les réformes vous sauveront des révolutions ; mais certainement vous amènerez des révolutions en les prédisant sans cesse. Depuis vingt ans, vous gagnez chaque jour en liberté, en lumière, en bien-être pour toutes les classes ; chaque jour voit s’accomplir quelque réforme juste et sage. Parce que vous n’avez pas tout à l’heure et à la fois, êtes-vous las de votre bonheur et prêts à le jouer dans l’anarchie et la guerre civile ? »

« Les révolutions viendront indépendamment de nous, me répondait mon impitoyable contradicteur ; nos magnats sont déjà dépassés : hier ils étaient à la tête du parti libéral, aujourd’hui ils sont devenus le parti conservateur, demain on les appellera les complices de l’Autriche. Vous croyez que l’expérience et les leçons de l’histoire profitent aux nations ; je voudrais que cela fût vrai pour la Hongrie, mais j’en doute fort : le tout n’est pas autre que ses parties, les peuples ne sont pas plus sages que les individus, et l’on ne s’instruit pas aux dépens d’autrui. Les peuples recommencent sans cesse, et sur nouveaux frais, les épreuves déjà subies. Pour eux, il n’est jamais d’expérience acquise, de principe définitivement conquis, parce que le flot toujours renaissant des générations nouvelles leur infuse sans cesse une éternelle jeunesse, c’est-à-dire une éternelle inexpérience. La civilisation, cependant, gagne et s’étend à travers les siècles ; le genre humain franchit, les yeux fermés, des précipices dont la profondeur eût troublé son courage, s’il les avait distinctement aperçus. Tel progrès n’est acheté qu’au prix de sacrifices si grands, que nul n’eût osé accepter le marché, si l’on en eût annoncé à l’avance les dures conditions. Les grandes choses se sont accomplies ainsi dans le monde un peu par surprise, et parce qu’on s’est trompé sur ce qu’elles devaient coûter. Il en est des progrès de l’humanité comme de ces monumens de l’architecture, qu’on n’eût jamais entrepris, si les devis avaient été exacts et qu’on eût dû payer comptant. C’est grace à une telle ignorance que Versailles a été élevé, la révolution française accomplie, l’esclavage des noirs aboli, et que vous coloniserez peut-être l’Algérie. J’ai nommé la révolution française ; croyez-vous que les généreux réformateurs de