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— Trouves-tu cela mauvais, par hasard ? s’écria Fernand d’un air terrible.

— Si vous vous fâchez, vous allez me faire croire que c’est une passion.

— Et quand cela serait ?

— Ce n’est pas moi qui vous en blâmerais !

Le front du gentilhomme se rasséréna, et il se mit à fouetter l’air du bout de sa cravache.

— Voyons, Manille, tu es un garçon d’esprit ; je te permets de me dire ton sentiment là-dessus.

— Tel que vous me voyez, répondit le valet, je suis fils d’un abbé napolitain qui, de l’humeur dont je l’ai connu, a dû me donner par-ci par-là beaucoup de petits frères. Cet abbé, fort bon homme au fond, prit soin de moi tant qu’il put, et c’est de lui que je tiens le peu que je sais. Quand il mourut, en passe d’être mitré, le pauvre diable me fit passer dix écus d’or avec lesquels il me prit fantaisie de parcourir le monde. A partir de ce jour-là, il y a quelque trente ans et plus, j’ai mené une existence vagabonde qui m’a conduit à être le valet de votre seigneurie.

— Quel rapport y a-t-il entre ce discours et Nelly ?

— Vous l’allez voir tout à l’heure. Vous m’accorderez bien que, vivant comme j’ai vécu, j’ai dû, tout au moins, glaner un peu d’expérience.

— Sans doute.

— Eh bien ! monsieur, je puis vous assurer que la plus grande fok

de ce monde est la sagesse. Fernand sauta sur sa selle et regarda Manille entre les yeux.

— Je me suis aperçu, reprit Manille, que tous les hommes, ou presque tous, passent leur temps à se laisser guider par une sorte de bon sens myope et manchot que les générations se transmettent les unes aux autres comme un fétiche. Ce bon sens vulgaire marche au hasard si bien que ceux qui le suivent se cognent à toutes les pierres du chemin. A ce métier-là, on réussit quelquefois à se rendre malheureux ; mais en revanche on ne manque jamais de s’ennuyer. Sous prétexte de songer à un avenir qui n’a pas toujours le temps d’arriver, on dépouille la jeunesse de toutes les fleurs charmantes qui la parent Et puis, des sages se rencontrent pour dire aux gens qui cherchent à s’égayer : Vous perdez votre temps ! Perdre son temps quand on s’amuse, quel blasphème !

— Tu as raison ! s’écria Fernand.

— Morbleu ! je le sais bien, reprit Manille, qui s’échauffait en parlant. Quand le plaisir vous sourit, embrassez-le tout d’abord, vous réfléchirez après. Vrai Dieu ! j’enrage quand je vois des créatures humaines se donner tant de mal pour emprisonner leur vie entre les quatre planches de la règle comme dans un cercueil. Ceux-là se gar-