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qu’elle a coutume de livrer et de gagner ses grandes batailles. Quoiqu’elle ait une administration rigidement unitaire, une grande armée, un territoire immense et riche, bien souvent sa force est toute de prudence et de savoir-faire, et parût-elle parfois atteindre à la grandeur, souvent son énergie est jouée. Le jeu est d’ailleurs facile, dans l’ignorance où se complaît l’Europe au sujet de ces grandes affaires. Autant qu’il est possible d’en juger par les récits incomplets et les observations imparfaites de voyageurs gênés ou sans expérience, l’administration russe est corrompue à l’excès, à tous les degrés de la hiérarchie ; l’armée a des cadres, mais rarement remplis, et avec un matériel très inférieur aux besoins de la guerre ; le sol, abandonné au travail servile, reste misérable, malgré sa richesse naturelle ; enfin, l’immensité même de ce territoire sert uniquement à faciliter cette corruption administrative, à dissimuler ce vide des cadres militaires, et elle nécessite l’éparpillement des forces, paralyse ou du moins retarde le progrès du commerce par la dispersion des villages et l’éloignement des villes. À ces causes de faiblesse, qui sont inhérentes à la constitution naturelle de la Russie, les circonstances en ajoutent d’autres, qui ont aussi leur gravité et leur évidence. Qui peut croire en effet qu’en dépit des précautions prises, des rigueurs exercées pour fermer l’entrée de l’empire aux hommes et aux idées de l’Occident, les idées, à défaut des hommes, n’aient pas trompé cette surveillance ? Qui peut douter que, pareilles à ces semences portées par le vent pour germer en des régions lointaines, elles n’aient été déposées par le souffle de la révolution sur le sol de la Pologne, où dès à présent elles fermentent en secret jusqu’à ce qu’elles germent ? Le czarisme, menacé de ruine par la démocratie et la nationalité, a dû faire un puissant effort pour comprimer l’une et l’autre ; il a concentré sur la frontière, et principalement dans le royaume de Pologne, toutes ses troupes disponibles, et, à force de peser sur les populations désarmées, il a fait parade devant l’Europe de cette tranquillité obtenue à si grand’peine. Enfin, attaqué et défié par un petit peuple sans appui et sans ressources, et contraint de répondre à ce défi, sous peine de perdre beaucoup de son prestige, il a envahi les principautés du Danube. Il a senti, en présence des dangers que les idées de démocratie et de race lui faisaient courir, qu’il avait plus que jamais besoin de sauver ces apparences de force qui font une grande portion de sa puissance. Il a donc voulu, en occupant la Moldo-Valachie, châtier à peu de frais la démocratie et la nationalité, et faire peur à l’Europe sans courir beaucoup de risques. C’est une nouvelle bataille diplomatique livrée à propos ; cependant elle n’est point encore entièrement gagnée. Il se peut même, qu’elle soit suivie d’un revers. Que faut-il donc pour que la Russie éprouve cette fois une défaite ?

Il faut à ses adversaires du bon sens ; il leur faut une intelligence