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sont renfermés dans des bornes très étroites. Des mêmes prémisses le logicien le moins subtil ferait aisément sortir l’indifférence complète du bien et du mal. Suivez en effet l’enchaînement de ce système : le mal, c’est l’individualité, c’est-à-dire la limite de l’être, c’est-à-dire la condition de la création, puisque la création, comme on l’a vu, c’est la limitation de la substance infinie, c’est-à-dire encore la loi de la réalisation de Dieu dans l’univers, puisque, comme il a été dit ci-dessus, Dieu se réalise sans la condition de la limite ; c’est-à-dire, enfin, pour résumer cette vaste équation, le mal c’est le bien. Arrêtons-nous ici. Il serait inutile d’aller plus loin dans l’examen du système de M. de Lamennais ; nous en savons assez pour mesurer l’impuissance ou plutôt la funeste portée de ses conclusions morales. Que M. de Lamennais expose maintenant avec un mysticisme minutieux et une aride prolixité ce qu’il appelle les lois internes de Dieu et les lois naturelles de l’univers ; qu’il s’efforce de calquer sur ces lois, œuvre de sa raison, les lois fondamentales d’une religion soi-disant naturelle ; qu’il oppose le devoir au droit ; qu’il prescrive à l’homme le sacrifice de son individualité, qui confine au mal et qui correspond au droit, à la société humaine, qui converge au bien et que cimente le devoir ; qu’il nous montre le prix du devoir accompli dans le progrès éternel et infini de l’humanité ou la peine de la loi violée dans une déchéance passagère durant la série sans limite des métempsycoses individuelles ; qu’il nous invite à aimer Dieu, ou, pour parler son langage, à nous plonger toujours plus avant, par notre obéissance aux lois de l’humanité, dans la substance infinie de l’être : toute cette métaphysique arbitraire s’envole au vent comme un fil cassé dont les bouts flottans ne tiennent à rien.

Car, sans compter que la philosophie de M. de Lamennais se détruit, comme on l’a vu, elle-même, sans qu’il vaille la peine de l’attaquer en règle et d’en renverser les prémisses posées par un dogmatisme que la science ne tolère plus depuis Kant, ce système ne peut produire une morale ; disons mieux, sa morale est l’assemblage des erreurs où tombent les écoles les plus contraires. Elle réunit l’indifférence du déiste, le quiétisme vaporeux du mystique, l’optimisme complaisant du panthéiste, l’inertie désespérée du fataliste, conclusions qui, directement ou indirectement, attachent l’homme à la terre et conspirent au triomphe du sensualisme. En effet, Dieu et l’aspiration vers Dieu, voilà toute la philosophie de M. de Lamennais, la connaissance de Dieu subordonnée aux lois de la nature et de la raison, l’assimilation de Dieu opérée par l’obéissance et le sacrifice de l’homme aux lois de l’humanité découvertes et sanctionnées par l’intelligence d la volonté du plus grand nombre. Or, un Dieu qui n’est accessible qu’à notre raison ne peut être pour nous qu’une chose abstraite, sans influence possible sur nos facultés affectives et actives, parlant aussi peu