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de fraternité, quelques pièces de leur uniforme, et se promenaient ensuite, bizarrement affublés d’insignes disparates, dans les rues de la ville, en proférant des menaces séditieuses. La démoralisation était grande, et l’influence de ces tristes exemples sur la garde nationale tout entière pouvait avoir les suites les plus déplorables. Le gouvernement allait-il être forcé de congédier les seules troupes dont il pût disposer à Venise, dans un moment où deux ou trois jours de marche seulement séparaient l’armée autrichienne de la capitale ? C’est ce qu’on se demandait quand de nouveaux excès de la soldatesque vinrent presser les déterminations du pouvoir.

La révolte militaire que Venise prévoyait depuis quelques jours finit par éclater dans la caserne des Tolentini. Les soldats qui s’y trouvaient envoyèrent à M. Manin une sorte de sommation pour qu’il vînt prendre connaissance de leurs griefs dans leur propre domicile. M. Manin était absent de Venise, et ce fut un des ministres ses collègues, M. Toffoli, qui consentit à se rendre au foyer de la révolte. La foule attroupée sur le chemin de la caserne, et craignant pour la vie du ministre, chercha en vain à le retenir : M. Toffoli persista dans l’exécution de son projet. L’aspect des insurgés n’était rien moins que rassurant. Le désordre de leurs vêtemens, le feu sinistre de leurs regards, leurs pas incertains, leurs paroles incohérentes, tout dénotait chez eux une ivresse qui pouvait se porter aux excès les plus coupables. M. Toffoli s’avança pourtant sans hésiter ; il parla avec fermeté, avec douceur ; il fut écouté avec respect d’abord, puis avec enthousiasme. Ce qu’il demandait aux soldats, ce n’étaient que quelques jours de dévouement à la république de Saint-Marc : les refuseraient-ils ? La question ainsi posée ne permettait qu’une seule réponse. Des acclamations de vive Toffoli ! vive Manin ! saluèrent le ministre, qui fut porté en triomphe à sa gondole. Le soir même, la population apprit avec joie l’heureuse et pacifique solution de la difficulté.

Ce fut autre chose le lendemain. Cette fois c’étaient les dragons qui, au nombre de huit cents, sommaient M. Manin de se rendre en personne à la caserne de San-Salvator pour leur apporter leur congé. M. Manin était de retour à Venise, mais ce fut encore M. Toffoli qui se résigna à jouer le rôle de parlementaire. La sédition de la caserne San-Salvator était plus sérieuse que celle de la caserne des Tolentini. Les dragons avaient établi dans la rue une sorte de marché où ils vendaient à une foule avide tous leurs effets d’ameublement et d’équipement. À cette vue, M. Toffoli ne put contenir son indignation. L’Italien est naturellement éloquent, et le Vénitien est éloquent entre tous les Italiens. La colère inspira heureusement M. Toffoli ; il parla d’abondance et les larmes dans les yeux. Bientôt les fusils chargés s’abaissèrent devant lui ; les soldats reprirent leurs effets, leurs armes des mains des acheteurs,