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des événemens de mars, avait vécu isolée du reste de l’Italie. Placée à l’abri des influences étrangères, Venise, jusqu’à ces derniers jours, n’avait pas suivi, pour revenir aux idées d’indépendance et de liberté, la voie où marchaient, depuis 1815, les autres villes italiennes. Ce n’était pas l’influence étrangère qui avait déterminé le mouvement libéral de Venise. Ce mouvement s’était développé spontanément sur le sol même où avait grandi autrefois la république de Saint-Marc. Depuis 1815, Venise vivait intérieurement d’une vie originale et profonde qui devait tôt ou tard se substituer à la vie factice péniblement entretenue par l’Autriche. Elle vivait les yeux tournés vers son passé plutôt que vers l’Europe contemporaine.

Les hommes éclairés qui marchaient à la tête de l’opposition contre l’Autriche étaient les seuls qui s’élevassent au-dessus de ce patriotisme local pour envisager d’un point de vue plus large l’avenir de Venise. A leurs yeux, la liberté pouvait exister sous une autre forme que la république ; à leurs yeux, le premier but à poursuivre, c’était le renversement définitif de la domination étrangère, et le moyen d’atteindre ce but était l’union ou l’unité des diverses provinces italiennes dans une même alliance, dans une même pensée et dans un intérêt commun. Dès-lors, tout ce qui pouvait relâcher ce lien, troubler cet accord, était au moins inopportun ou dangereux. Toutefois, s’il était impossible de mener à bon terme l’entreprise de l’affranchissement de la Vénétie sans le concours de l’Italie tout entière, cette entreprise ne pouvait même être commencée sans la participation du peuple vénitien. Il s’agissait donc pour le gouvernement de Venise de mettre d’accord deux impulsions différentes et en quelque sorte opposées, d’éviter, en se prononçant pour la république, et surtout pour la république de Saint-Marc, de mécontenter les états italiens et de devenir la risée de l’Europe, comme aussi de ne pas rompre entièrement, ni surtout trop vite, avec des souvenirs profondément chéris du peuple. Reste à se demander si les hommes auxquels cette tâche malaisée était échue avaient l’habileté, la sagacité, la prudence et la fermeté nécessaires pour la bien remplir.

L’avocat Manin se trouvait placé à la tête du gouvernement. Il avait de plus que l’autorité inséparable du pouvoir l’influence d’un chef de parti ; mais aux qualités qui commandent le respect, il n’unissait pas celles qui attirent la sympathie. La classe moyenne, à Venise, n’a ni les manières raffinées de l’aristocratie, ni la grace naturelle du peuple, qu’elle a perdue dans la vie tourmentée des affaires. Ces défauts de la classe moyenne se retrouvaient chez M. Manin, exagérés encore par une humeur inégale. Son esprit manque peut-être d’étendue, et son jugement ne mesure pas toujours avec une sûreté parfaite l’importance des faits et des événemens. Il a malheureusement aussi cette soif d’une autorité