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les libéraux vénitiens à préparer un mouvement dont les conséquences, hâtées par la révolution de février, dépassèrent bien leurs prévisions.

A partir de l’arrestation de MM. Tommaseo et Manin, l’ère de la résistance légale était close. On marchait à une lutte plus sérieuse, et tout fut disposé dans cette vue. Le peuple eut ses chefs, son gouvernement occulte, sa discipline. Dix à douze hommes, répartis dans chaque quartier, s’appliquaient exclusivement à éclairer, à diriger leurs concitoyens. Ces hommes, réunis en comité central, exercèrent bientôt sur la population tout entière une autorité souveraine. La moindre détermination du comité central était transmise en quelques instans aux quartiers les plus reculés de la ville, et cette détermination, si bizarre qu’elle fût, était fidèlement exécutée. Bien que puériles en apparence, ces démonstrations prenaient un caractère plus grave par l’unanimité qu’on y voyait régner. Le gouverneur allait-il le dimanche se promener dans un lieu public habituellement fréquenté, le dimanche suivant, cette promenade était déserte, et la ville entière se donnait rendez-vous sur un autre point jusqu’alors abandonné. Des officiers autrichiens paraissaient-ils dans une salle de spectacle, la foule s’écoulait aussitôt, comme obéissant à un signal mystérieux, et la salle restait vide. Quelques dames vénitiennes recevaient encore dans leurs salons des Autrichiens, et se rendaient aux bals du gouverneur. Des couplets injurieux, des lettres anonymes les poursuivirent sans relâche, et, dans la rue même, d’implacables huées les accueillirent. Ces scènes étranges pouvaient passer pour un prélude quelque peu grotesque à une révolution ; pourtant l’amertume ne tarda pas à prendre la place de la gaieté, et un accord aussi parfait, obtenu par des moyens presque inexplicables, ne laissait pas d’inquiéter sérieusement les autorités autrichiennes.

La tension des esprits était grande, lorsqu’arriva à Venise, le 17 mars 1848, la nouvelle de la révolution de Vienne et de la constitution accordée par l’empereur d’Autriche à tous ses sujets. Le soir même, au théâtre, le gouverneur, comte Palfy, proclama solennellement cette nouvelle. Une voix fit entendre alors le cri de : Vive Ferdinand, roi constitutionnel ! -,_Vive l’Italie ! répondit la foule. La question était nettement posée par ces deux cris.

Dès le lendemain matin, le peuple s’attroupa sur la place Saint-Marc, le quai des Esclavons et dans les rues voisines. Il demandait la mise en liberté de Manin et de Tommaseo. Bientôt la foule grossit menaçante, et on put reconnaître qu’elle était résolue à employer la force pour délivrer les prisonniers. Des bras puissans ébranlèrent les portes massives de ces prisons séculaires dans lesquelles ont péri tant de victimes. Le portail s’écroula sous l’effort des démolisseurs, aux cris de vive Manin ! vive Tommaseo ! La prison était ouverte. Le peuple, irrité par la résistance, exalté par le succès, se précipita dans le labyrinthe des couloirs.