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faire vrai, il n’y aurait qu’à copier servilement son modèle ; mais, dès qu’on veut ajouter à cette qualité l’élévation et la noblesse, la difficulté devient plus grande : on rencontre l’écueil de la manière, qui est juste l’opposé de ce qu’on doit chercher. Quand on vient comme moi dans un pays pour en rendre le caractéristique, il faut, avant de pouvoir le rendre, faire un travail long et pénible. S’il est question, par exemple, d’agencer une grande composition, pensez-vous que le premier modèle venu soit convenable pour servir à rendre une figure ou un sujet ? Avec de grandes draperies on peut ajuster toutes les poses ; mais avec de malheureux haillons, qui n’ont que l’aspect de la misère et qui n’inspirent que la pitié pour ceux qui les portent, n’y a-t-il donc qu’à copier ce qu’on a sous les yeux pour donner un sentiment de noblesse et de goût ? Oh ! non, je vous assure ; j’en ai fait trop souvent l’expérience. Ce n’est que par l’étude la plus grande, la patience la plus méritoire, ce n’est que par la force d’un sentiment intime qu’on peut arriver à une création. Que si l’on ne veut que gagner de l’argent, oh ! alors c’est autre chose : on prend son parti, et l’on fait de la fabrique ; mais, pour moi, ce serait impossible. J’ai voulu toute ma vie faire de la peinture comme je la sens. Je ferai un tableau pendant que d’autres en feront dix : qu’est-ce que cela me fait ? Je ne leur envie pas ce qu’ils gagnent de plus que moi ; au contraire, je m’envisage bien plus heureux ; puisque je me trouve avoir une bien plus grande indépendance avec mes goûts simples. »

Ainsi, on le voit, l’à-peu-près n’allait point à cette nature correcte et sévère ; et, comme il y avait en cet homme un sens droit, le génie et la passion de la vérité, une volonté de fer, une indomptable patience, il arrivait qu’à la fin la poésie se dégageait et se faisait jour. Sa langue avait d’abord bégayé sa pensée avant de trouver le mot propre ; tout à coup, après de longs efforts, elle se déliait jusqu’à l’éloquence. Qu’importe, en définitive, que l’enfantement d’une œuvre ait été long et pénible, si le résultat est bon ? Dans les arts, il n’y a que l’excellent qui compte. L’histoire ne nous rappelle-t-elle pas le Rhodien Protogènes passant plusieurs années à peindre son chasseur Jalise ? Et, chez les modernes, Léonard de Vinci n’a-t-il point consacré des mois, d’autres disent des années, de labeur assidu au portrait de la Lisa Giocondo, l’une des peintures les plus comptées de ce grand artiste ? Raphaël, dont une si prodigieuse abondance d’idées conduisait la main, refit jusqu’à sept fois sa Galatée de la Farnésine. Quand le Poussin composa son Testament d’Eudamidas, la plus digne à la fois et la plus simple de ses compositions[1], il fit une foule innombrable d’études

  1. Cette magnifique peinture a été engloutie dans un naufrage, comme on la transportait de Londres en Russie. En ces derniers temps, un curieux, M. Desmares, fouillant les magasins d’un marchand de tableaux, fit, sous un pouce de poussière, la précieuse découverte d’une composition première de l’Eudamidas, datée et signée du Poussin. Malheureusement cette composition, fort différente de celle qui a été gravée par Pesne et qui va paraître gravée en commun par Bervic et Toschi, est beaucoup moins heureuse, et ne peut qu’augmenter nos regrets.