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il fallut que le premier peintre du roi, le baron Gérard, usât de son crédit pour faire acheter 4,000 francs une page qui en vaudrait 30,000. Quant aux Moissonneurs, ils furent payés 8,000 francs, prix qu’avait demandé Robert[1].

C’est encore au Luxembourg que Léopold eût désiré que son tableau fût exposé, et, dans cette pensée, il avait refusé à Rome des offres bien autrement avantageuses. Tout heureux qu’il était de voir son œuvre achetée par la liste civile, il se consola difficilement qu’elle dût figurer dans la pénombre de la galerie du Palais-Royal, qui était close au public. C’est depuis la mort de Léopold que le roi avait tiré les Moissonneurs de sa galerie particulière pour les donner au Louvre. Figurer au Luxembourg parmi les peintres vivans de l’école française était pour Robert une affaire de sentiment. La France, où il avait fait ses premières études en peinture, où il avait contracté ses premières amitiés, la France, où il voyait ses émules et ses juges, était pour lui la patrie. Français de cœur, il voulait être traité en Français.

Les premières années que j’étais ici, dit-il à son ami Navez, dans une lettre écrite de Rome en 1828, je voulais ménager le passé et le présent ; mais j’ai reconnu que, dans le fait, c’est une duperie, et qu’on ne s’attache personne. Tu sais que mon pays est sous la domination du roi de Prusse : aussitôt que j’ai obtenu ici quelque succès, on m’a réclamé comme compatriote. Cependant il ne m’a pas été difficile de voir qu’on ne le faisait que pour m’éloigner de la France que j’aime, et que, je ne pouvais rien espérer de bien honorable ni de bien solide d’un gouvernement qui ne nous regarde que comme de demi-sujets. Au contraire, j’ai trouvé en France beaucoup de personnes qui se sont intéressées et s’intéressent encore à moi. Presque tous mes tableaux y vont, et j’ai pris mon parti ; mais ce n’est pas sans savoir que je me suis fait beaucoup d’ennemis. Enfin, il en arrivera ce qu’il plaira à Dieu. Te rappelles-tu de combien de sarcasmes, toi et d’autres, me poursuiviez là-dessus ? Actuellement on ne me dit plus rien de semblable. Je viens d’avoir encore une preuve que le gouvernement français veut bien m’envisager comme un de ses nationaux, puisqu’il vient de faire l’acquisition de mon grand tableau du Retour de la fête de la Madone de l’Arc pour le placer dans la galerie du Luxembourg. C’est un honneur qui me flatte beaucoup, et qui me fait espérer de voir continuer l’attention qu’on veut bien accorder en France à mes productions. »

Robert avait à peine quitté Paris, que s’ouvrit le champ de bataille

  1. Les Moissonneurs ont eu, à cette époque, la bonne fortune d’être gravés en taille-douce avec une finesse, un goût et un bonheur de rendu et d’harmonie vraiment extraordinaires, par l’un des premiers artistes modernes, M. Paul Mercurj. La valeur de cette petite estampe, exécutée in-4o sur cuivre, pour le journal l’Artiste, est montée aujourd’hui à un prix excessif, et les épreuves, dites d’Artiste, ne se sont pas vendues moins de 3 à 400 francs, dans le temps où les objets d’art se vendaient.