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Je me suis procuré un volume des œuvres de Jeremy Taylor, que j’ai lu à Keats cette nuit. C’est vraiment un trésor, et il est venu quand j’avais perdu l’espoir de le rencontrer. Pourquoi d’autres bonheurs ne nous viendraient-ils pas ? J’en veux conserver l’espoir. Le docteur Clark est toujours le même, bien qu’il sache ce qui est arrivé pour le billet. Il craint que le premier changement ne soit la diarrhée. Keats voit tout. Sa connaissance de l’anatomie rend chaque crise dix fois pire ; il est misérable de tous côtés. Cependant chacun m’offre ses services pour lui. Il ne peut lire aucune lettre, et m’a fait les placer près de lui sans les ouvrir. Elles le déchirent. Il n’ose plus en regarder l’adresse. Faites qu’on le sache.

« 18 février. — Je viens de recevoir votre lettre du 15 janvier. Le contraste qu’il y a entre votre Hampstead tranquille et hospitalier et ce pays désert où souffre le pauvre Keats me fait venir les larmes aux yeux. J’ai désiré bien, bien souvent qu’il ne vous eût pas quitté. Sa guérison aurait été impossible en Angleterre, mais son excessive douleur l’a également rendue impossible ici. Quand vous le soigniez, il me semblait comme un enfant dans les bras de sa mère. Vous auriez dissipé son chagrin en lui présentant mille sujets d’intérêt, et sa mort eût été adoucie par la présence de nombreux amis. Ici, seul avec un ami, dans un pays sauvage pour un malade, il a une peine de plus ajoutée à toutes ses peines ; car ç’a a été pour moi une tâche difficile de lui cacher ma triste position. Je l’ai conservé à la vie de semaine en semaine. Il refusait toute nourriture, et j’ai préparé ses alimens jusqu’à six fois par jour pour qu’il ne lui restât pas d’excuse. Je n’osais le quitter que lorsqu’il dormait. Il est impossible de concevoir ce qu’ont été ses souffrances. Dans ses angoisses, il serait descendu au tombeau solitairement, et pas un mot n’aurait été dit sur son compte : cette pensée seule me paie de tout ce que j’ai fait. Maintenant il est encore vivant et calme. Il ne veut pas entendre parler de mieux ; la pensée de guérir l’effraie plus que toute chose. Nous n’osons plus remarquer aucune amélioration, l’espoir de la mort semble son seul bonheur. Il dit que la paix du tombeau sera le premier repos qu’il aura eu.

« La semaine dernière, un vif désir d’avoir des livres s’est emparé de lui. Je lui ai procuré tout ce que j’ai pu. Cette fantaisie a duré trois jours, maintenant elle est passée. Il est tranquille, et de plus en plus réconcilié avec son affreuse infortune.

« 14 février. — Il n’est survenu que peu ou point de changement, sinon qu’heureusement son esprit devient de plus en plus calme et paisible. J’ai remarqué que ce changement accompagnait l’affaiblissement croissant de son corps ; à mes yeux, c’est un repos délicieux. J’ai été si long-temps ballotté dans la tempête de son esprit ? Cette nuit, il a beaucoup parlé, mais sans difficulté, et il a fini par tomber dans un sommeil bienfaisant. Il semble avoir des rêves agréables : cela amènera quelque changement, non en mal, cela ne se peut, mais peut-être en mieux. Parmi les nombreuses choses qu’il m’a demandées cette nuit, voici la principale, que sur la pierre de sa tombe on mette cette inscription :

ICI REPOSE UN ÊTRE DONT LE NOM FUT ÉCRIT SUR L’ONDE.

« En arrivant ici, il acheta un exemplaire d’Alfieri, mais il le jeta à terre à la seconde page et fut vivement affecté de ces vers :