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par le jeune homme sont d’une cruauté sans pareille. Voici l’un des plus indulgens :


« Vous donnerai-je le portrait de miss… ? Elle est à peu près de ma taille ; visage agréable, de forme allongée. Ses traits manquent d’expression ; elle s’arrange de manière à ce que ses cheveux paraissent beaux ; de belles narines, un peu tourmentées. La bouche bien et mal : elle est mieux de profil que de face. Elle n’a pas la figure pleine, mais pâle et maigre, sans que les os fassent saillie. Les bras bien, les mains presque mal et le pied passable. Elle n’a pas dix-sept ans et est ignorante. Ses manières sont incroyables ; bondissante, sautillante, elle donne aux gens de tels noms, que j’ai été forcé dernièrement de l’appeler « bégueule. » Cela ne vient pas, je crois, d’une mauvaise nature, mais de sa rage de jouer la grande dame. Je suis très fatigué de ces grands airs, et je n’en veux plus. Une amie est venue récemment lui rendre visite, vous en avez beaucoup connu de ce genre ; celle-ci joue la note sans autre sensation que celle de l’ivoire tremblant sous ses doigts. C’est une vraie miss, sans compensation aucune. Nous l’avons prise en haine, raillée, bernée, et, je crois, mise en fuite. Miss… la regarde comme un modèle ; c’est la seule femme au monde, dit-elle, avec qui elle consentirait à changer de personnage. La sotte ! — elle lui est aussi supérieure que la rose au brin de paille. »


Le poète n’était voluptueux que par la pensée ; on aurait peine à imaginer que l’auteur du dithyrambe suivant en l’honneur du vin de Bordeaux ne s’est grisé qu’une seule fois dans sa vie. La fin de la lettre est d’ailleurs curieuse. On y voit ce qu’il pensait de la critique et combien Keats était persuadé, comme tous les esprits vigoureux, que la valeur intrinsèque du talent est toujours plus forte que les inimitiés et ses obstacles.


« 18 février 1819. — Vive le vin de Bordeaux ! Quand je puis m’en procurer, il faut que je l’achève, c’est la seule affaire de bouche pour laquelle je sois sensuel. Ne serait-ce pas une bonne spéculation de vous envoyer quelques pieds de vigne ? Cela ne pourrait-il se faire ? Je m’en informerais, si vous pouviez en faire du vin, pour boire, les soirs d’été, sous une tonnelle ! Il emplit la bouche d’une fraîcheur pénétrante, puis il descend froid et sans donner la fièvre ; vous ne le sentez pas se quereller avec votre foie. Non, c’est plutôt un pacificateur ; il reste paisible comme il l’était dans la grappe et embaumé comme la reine abeille ; ses élémens les plus éthérés montent dans le cerveau et ne prennent pas d’assaut le palais de la pensée, comme ce matamore cherchant sa donzelle, et qui court de porte en porte en frappant les boiseries ; il s’avance comme Aladin dans son palais enchanté, si doucement que vous ne le sentez pas. Les autres vins pesans et spiritueux changent un homme en Silène ; lui, il en fait un Hermès et donne à la femme l’ame et l’immortalité d’Ariane. Je suis sûr que Bacchus garde toujours pour elle un cellier plein de vin de Bordeaux, sans pouvoir jamais lui persuader d’en prendre plus de deux coupes. Je disais que ce vin est la seule passion gourmande que j’eusse ; j’oublie le gibier. Je dois m’avouer coupable devant un blanc de perdrix, le râble d’un lièvre, le dos d’un coq de bruyère