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de poisons sur des organes d’une texture faible et d’une délicatesse ardente. Bientôt ce jeune homme, né d’une mère poitrinaire, frère d’une victime de la même affection, et qui, dans ses premières années, semblait doué d’une constitution plus robuste que ses deux frères, devint languissant et triste. Après trois années livrées à cette rêverie énervante et aux extases d’une imagination sans contre-poids, les amis de Keats s’effrayèrent de le voir si faible et si pâle ; ils lui conseillèrent de quitter Londres et de voyager quelques mois dans les plus beaux cantons des trois royaumes. Peut-être était-il trop tard ; il avait abusé de la sensation et de la rêverie, et l’affaissement moral suivait l’affaissement physique. Voici en quels termes il écrivait à l’un des amis dont l’admiration dévouée le soutenait dans cette carrière qui devait bientôt se fermer pour lui :


« Lundi, 26 mai 1818. — Vous voyez combien j’ai différé ; je n’ai plus qu’une idée confuse de ce que je fais. Mon intelligence, cela est certain, est dans un état d’affaissement, et, au lieu d’écrire Dieu sait quoi, je vous fatigue des caprices de mon esprit, ou plutôt de mon corps, car d’esprit il n’y en a plus. Je suis dans cette disposition que, si j’étais au fond de l’eau, je ne sais si je frapperais du pied pour remonter à la surface. Tout cela, je le sais, n’a pas le sens commun. Bientôt, j’espère, je serai dans un état à sentir convenablement la manière dont vous avez parlé de moi. J’ai en vain attendu jusqu’au lundi pour trouver quelque intérêt à cela ou à quelque autre chose. Le départ de mon frère pour l’Amérique ne me fait éprouver aucune émotion, et son mariage me laisse un cœur de pierre. Tout ceci passera. Ce qui me chagrine, c’est d’avoir à vous écrire dans un moment pareil ; mais je ne puis faire pousser mes lettres en serre chaude, et je ne saurais sentir de plaisir à faire des phrases pour vous. Je suis votre obligé, je le serai toujours, et je ne souhaite pas être quitte de ma dette. Il est agréable de s’appuyer sur les bontés d’un ami, comme l’albatros qui dort en se reposant sur ses ailes. »


Il visita ainsi l’Écosse, le Westmoreland et une partie de l’Irlande, sans reconquérir l’élasticité déjà perdue de sa vie physique, et sans cesser de se livrer à cette adoration païenne de la forme et de la nature qui ne suffisent point à l’homme et qui l’énervent.

Il écrit au même ami ces paroles obscures, où l’on déchiffre vaguement les profondes douleurs d’une ame privée de foi et d’une « désespérance » sans remède :


« 10 juin 1818. — Comment se fait-il que, partis de points absolument opposés, nous aboutissions l’un et l’autre au même mécontentement nerveux ? Vous avez pendant votre vie, je pense, cru à tout ; je n’ai cru à rien. Nous sommes malheureux tous deux. Cependant, après avoir été souvent trompé, vous en appelez simplement. Le monde a autre chose à faire que de s’occuper de nous, et j’en suis content. Si j’avais le choix, je refuserais d’être couronné comme Pétrarque, parce que je dois mourir et parce que les femmes sont mortelles aussi.