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mobile qui remplace dans son cœur la crainte de périr et le désir du bonheur. Vous dites que ce sont là des mobiles intéressés, que l’un est dur, et l’autre égoïste. En connaissez-vous d’aussi puissans ? Je vous tiens quitte de ceux-là. À cette question ainsi posée, le socialisme répond en balbutiant. Il y a huit mois, il vous eût parlé encore de fraternité et de dévouement. Il vous eût encore dit qu’on travaillerait pour le bien général, pour ses frères et pour la patrie. Au sortir des ateliers nationaux, il faudrait plus que de l’impudence pour prendre un pareil engagement. Sur les débris fumans de la bataille de juin, il faudrait plus que du courage pour murmurer le mot de fraternité. C’est qu’en effet c’est étrangement méconnaître le cœur humain que de lui demander, comme état habituel, l’oubli de soi-même et le désintéressement. Faire reposer une société sur ces élans sublimes qui ne commandent l’admiration que précisément parce qu’ils font violence à tous nos instincts, compter sur le dévouement pour la nourriture de tous les jours, c’est se préparer d’étranges mécomptes. Si le dévouement était régulier, habituel, comme doit l’être la production de la société, s’il pouvait fournir au travail et à la nourriture de tous les jours, il ne nous arracherait pas, dans ses rares éclairs, de tels cris d’enthousiasme. « On meurt pour son pays, dit M. Thiers quelque part ; on ne rabote pas des planches, on ne lime pas du fer pour lui. » Et en cherchant bien, d’ailleurs, à la racine, pour ainsi dire, de tous les beaux dévouemens dont l’histoire nous transmet les modèles, on trouverait sans peine les sentimens primitifs, intéressés, si l’on veut, mais légitimes, de l’ame transformés seulement, exaltés, en quelque sorte, au-dessus d’eux-mêmes. L’idée de patrie, par exemple, que représente-t-elle à la plupart des hommes, sinon le champ et le toit paternels ? La patrie, c’est le lieu où reposent nos souvenirs d’enfance et nos espérances d’avenir, c’est la terre qui a reçu nos sueurs et qui conserve les os de nos pères, — c’est le type idéal, c’est la plus haute expression de la propriété et de la famille. Oh ! les grands connaisseurs du cœur humain qui veulent nous faire une patrie sans propriété et sans famille ! Aussi, dans quels pays l’amour de la patrie produit-il tous ses prodiges ? Précisément dans ceux où, à l’abri d’une liberté véritable et d’une constitution sage, la propriété et le toit domestique sont également inviolables. Avec les troubles civils, avec les atteintes portées, d’en haut ou d’en bas, à ces droits inviolables, l’amour de la patrie s’affaiblit et s’éteint. Nelson meurt à Trafalgar pour des lois qui exécutent jusqu’à la dixième génération la volonté du père sur ses enfans. Le paysan français mourait à Jemmapes pour sa terre affranchie d’une féodalité dégradante ; mais le Romain du Bas-Empire, fatigué d’être rançonné tour à tour par les soldats et la populace, livrait pour quelques marcs d’or sa patrie à des barbares. Donnez-moi