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tourne dans un étrange cercle vicieux. Il faut travailler pour vivre ; mais il faut vivre pendant qu’on travaille. Tout travail humain suppose par conséquent un travail précédent sur lequel il s’appuie et se greffe pour ainsi dire. C’est le spectacle que toute société nous présente. Aujourd’hui, comme au début du monde, toute société d’hommes travaille, travaille sans relâche ; car aujourd’hui, comme au début du monde, la nature résiste et ne se donne qu’à la volonté laborieuse. Mais le travail d’aujourd’hui est entretenu par le travail d’hier : le laboureur fend la terre avec la charrue qu’a tournée le charpentier, et que le charpentier lui-même a reçue du bûcheron ; il mange et sème le blé qu’a récolté le moissonneur. Le jour prépare le lendemain ; mais la veille a préparé le jour. On me demandera comment s’en est tiré le premier homme. C’est une question, j’imagine, à laquelle je ne suis pas tenu de répondre. Ma mémoire ne me dit rien à cet égard ; ma curiosité ne s’étend pas si loin. Devons-nous croire que dans ce berceau de notre espèce, la nature était pour l’homme une plus tendre mère, ou que celui qui l’a créé joignit au bienfait de la vie quelques enseignemens et quelques libéralités suprêmes qu’il ne renouvelle pas aujourd’hui ? Toutes les religions le disent, tous les peuples l’ont cru, et, si l’on veut me forcer à être de l’avis des religions et des peuples, on ne me fera pas beaucoup de violence. Quel qu’ait été du reste l’homme à son origine, et de quelque manière qu’il se soit dégagé de ses langes, ce qui importe à la discussion, c’est de bien constater sa condition présente. Or, cette condition est telle, nous l’affirmons, qu’il ne peut vivre et travailler, si quelqu’un n’a travaillé et vécu avant lui et pour lui. Plus la société avance, plus les hommes se multiplient, et plus cette nécessité est impérieuse ; car, à mesure que les siècles passent, le petit nombre de richesses naturelles répandues à la surface du soi va s’épuisant ; la culture devient plus nécessaire, et en même temps plus coûteuse et plus pénible. Nous sommes quinze millions de Français intelligens, laborieux, valides, en état, pensons-nous, de nous suffire à nous-mêmes ? Supposez (et si certaines théories prévalent, la supposition sera bien près d’être réalisée), supposez qu’un coup de vent emporte tout ce que le travail des générations précédentes a élevé sur notre sol ; supposez les villes écroulées, les greniers d’approvisionnemens vides, les armes, les charrues, les instrumens de toute sorte brisés ou anéantis, la terre dépourvue d’engrais et chargée de ronces ; supposez-nous, enfin, hommes naturels en face de la terre naturelle, et je ne donne pas deux mois à cette France, si active et si fière, pour mourir, sur son sol fertile, de froid, de famine et de misère.

Concluons donc hardiment que l’humanité, telle que nous la connaissons, ne vit qu’à la condition que chaque génération, en venant au monde, recueille quelque chose de la génération précédente. Chaque