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comme si l’art sans étude, l’art sans dessin, n’était pas, pour emprunter un mot de Bacon, « la statue de Polyphème à laquelle on aurait arraché son œil. » Bientôt les hommes les plus vigoureux qui avaient imprimé le mouvement à la réforme furent dépassés et impuissans à contenir les imitateurs. Des ébauches, de simples pochades furent prônées à l’égal des œuvres les plus sérieuses, et le sentiment de l’art s’abâtardit par la promiscuité de l’usage. Il y eut autant de juges que de peintres, autant de peintres que d’élèves effrénés de renommée, et l’on eût dit que chacun des hommes de génie dont les ateliers regorgeaient allait s’écrier comme Vespasien mourant : « Je sens, mes amis, que je deviens dieu ! »

Encore si ce tapage réformateur avait produit cette espèce de fusion généreuse dont l’Allemagne littéraire avait donné l’exemple au temps de Goethe, de Wieland et de Klopstock. Non, les généreuses concessions sont rares dans tous les temps ; chacun voulait faire école. Après l’école du laid, on eut l’école du joli : le laid et le joli, deux variétés de la manière et de la peinture de pratique. La seule conquête de cette époque fut une école de paysage, dont nous étions dépourvus depuis Desportes et Oudry, car on ne saurait appeler de ce nom ce triumvirat caduc et solennel des Bidault, Bertin[1] et Bourgeois (les trois B, comme on les appelait alors, par allusion aux quatre G : Gros, Guérin, Girodet et Gérard), qui régnait en ce temps-là. Thiénon et Nicole, deux dessinateurs de même force, étaient les ombres de satellites de ces ombres de planètes. Watelet et Régnier, si ternes qu’ils fussent, étaient, par le contraste, transformés en novateurs fougueux aux yeux des disciples badauds des trois B. Quoi de plus ? De courageux artistes en appelèrent de la monotonie des paysages soi-disant historiques et poussinesques de l’empire à la sainte nature primitive, et notre jeune école fut fondée. Elle jetait, au temps de Robert, un vif éclat, et se maintient aujourd’hui avec honneur en regard de l’Angleterre, dont l’école paysagiste est si merveilleusement habile en peinture, comme elle l’a été en poésie[2].

  1. Il est bien entendu qu’il s’agit là du vieux Jean-Victor Bertin, le Nestor du feuillis classique, mort en 1842. Son homonyme, M. Édouard Bertin, ami de Robert, et qui lui avait acheté un charmant tableau, n’appartient à la même famille ni comme homme, ni, à coup sûr, comme peintre. On a de celui-ci, dans l’église de Saint-Thomas d’Aquin, une Tentation du Christ, un Christ au mont des Oliviers ; dans le musée du Luxembourg, une vue de la Forêt de Nettuno et une de la Forêt de Fontainebleau. M. Véron possède une des plus belles œuvres de ce peintre. — M. Édouard Bertin, qui malheureusement produit trop peu, est un talent sérieux et puissant, qui met un cachet levé à tout ce qu’il touche.
  2. S’inspirant de Constable ou de Bonington, surtout de la nature, MM. Flers, Jadin, Cabat, Laberge, furent les premiers qui arborèrent l’art sur des rives nouvelles, en même temps que Paul Huet, Corot et Aligny. Ces deux derniers eussent peut-être trouvé le grand, s’ils l’eussent moins cherché ; le vrai a été au-devant des premiers. Sur leurs pas se sont pressés de plus jeunes : Jules Dupré, Rousseau, Français, Charles Leroux, Troyon ; et tous ces émules, anciens ou nouveaux, forment une pléiade de talens frais et rians. Est-il un flamand plus joli que ce Parc de Saint-Cloud, par Français, semé de figures de Meissonnier ? Quel sujet de vive improvisation c’eût été pour Diderot ! Que tous ces artistes dérobent quelques rayons au soleil, qu’ils n’encourent point le reproche, qu’on peut adresser à quelques-uns d’entre eux, de se montrer inégaux, et leurs ouvrages seront recherchés un jour comme les diamans des maîtres.