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Lamoricière avec une loyauté qui est l’honneur de son caractère. « On sait, disait-il, si c’est le hasard ou la fortune qui a amené cet homme là où il est. Quant à moi, si j’ai une surprise à exprimer, moi qui l’ai vu depuis quinze ans, c’est de le trouver au second rang quand je suis au premier. » De bonne foi, qu’est-ce que le général Cavaignac aurait dit du maréchal Bugeaud ?

Ce ne sont donc pas les chefs qui manquent au parti modéré, et ce ne serait pas non plus le parti qui manquerait aux chefs. Ce qui fait défaut, c’est la bonne intelligence et la ferme décision. L’on a, dit-on, une politique arrêtée dont tout pouvoir qui s’élève, qui subsiste ou qui passe doit tenir compte. Nous croyons que cette politique serait encore plus arrêtée, si elle s’exprimait par un nombre donné de suffrages portés d’ensemble sur un nom. Nous croyons que l’on compterait davantage avec le parti, s’il se comptait lui-même dans l’urne électorale. Vis-à-vis de cette fantasmagorie superstitieuse qui va changer un candidat en idole, nous sommes une minorité ; encore est-il bon qu’on donne à savoir que cette minorité existe plutôt que de laisser croire au triomphateur qu’il a sans coup férir attaché tout le monde à son char. Ce char n’est pas celui de nos principes, ne l’oublions pas, et ne le dissimulons pas ; il y a des noms qui pèsent comme des fatalités : l’ordre impérial n’est pas l’ordre constitutionnel. Nous avons passé notre vie à rêver celui-là ; n’allons pas croire que nous pourrons jamais adorer l’autre.

Il faudrait donc un nom entre tous, un nom capable de grouper autour de lui les bons citoyens qui, désolés des incertitudes du général Cavaignac et de l’entêtement exclusif des républicains de la veille, ne veulent point cependant pousser l’abnégation jusqu’à devenir impérialistes pour faire pièce à la république. Il faudrait que ce nom se produisît dans un commun accord de toutes les influences, et s’appuyât sur la certitude d’un concert durable. C’est aux hommes les plus haut placés dans l’estime du pays qu’il appartient de s’élever encore en sachant s’entendre. L’entente d’ailleurs ne semble pas difficile à obtenir. S’il est vrai que M. Thiers préfère au rôle actif le noble rôle de conseil désintéressé, M. Molé ne montrant point depuis long-temps d’autre ambition, pourquoi le maréchal Bugeaud ne se mettrait-il pas en avant ? Il aurait certainement des droits particuliers à l’appui de ces conseils que l’on promet d’avance, quel que soit le choix du pays, et nous devons tous nous flatter que ce serait à lui qu’ils viendraient de prédilection.

L’avenir jugera ; mais ; quoi qu’il arrive, nous maintenons que le parti modéré tiendrait une belle place, s’il réussissait seulement à se porter comme une minorité compacte vis-à-vis de cette indubitable majorité dont l’enthousiasme aveugle dépasse et distance sa raison. Au fond, ce que les raisonneurs voudraient, c’est ce que les enthousiastes croient trouver dans leur hallucination napoléonienne, un gouvernement d’ordre et de saines doctrines ; mais les enthousiastes ne voient pas combien au fond de leur bagage il y a de contradictions, d’inconséquences et d’aventures. Nous qui sommes de sang-froid, nous acceptons bien le dessus du sac, mais nous le vidons, et, regardant le dessous, nous disons à notre futur président : « Citoyen prince, nous sommes quelque chose comme un million de vieux Gaulois qui aimons la règle et la paix autant que vos plus naïfs admirateurs ; seulement nous ne voulons pas vous laisser