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jour où le scandale de ce projet frénétique est dévoilé, il n’y a plus que deux partis pour Jane Eyre : l’infamie ou la fuite.

Elle fuit, elle quitte Thornfield à l’instant même ; elle se jette dans une voiture qui la laisse elle ne sait où, aussi loin de Thornfield que le conducteur a pu la mener pour la monnaie qu’elle lui a donnée. Elle retombe dans le désert du monde, plus isolée encore que lorsque sa tante Reed l’envoya à l’école de charité. Errant dans la campagne, sans argent, sans asile, elle est recueillie mourante de faim, de froid et de fièvre, dans un cottage habité par un curé de village et ses deux sœurs. Ici commence la quatrième partie des aventures de Jane Eyre et une suite de scènes douces et curieuses que je peux à peine indiquer. Les sœurs du curé sont gouvernantes comme Jane Eyre ; le ministre est un noble et studieux jeune homme. Tous trois, par une sollicitude attentive, parviennent à fermer les blessures de Jane. On lui fait une situation ; on la met à la tête d’une école gratuite de petites filles, qu’un propriétaire voisin fonde dans le village. Une franche camaraderie d’esprit et de caractère se forme vite entre la jeune maîtresse d’école et le jeune pasteur du hameau, comme elle s’était établie entre le maître et l’institutrice de Thornfield. Le ministre, ame ardente gouvernée par une raison froide et domptée par une volonté de fer, se prépare à partir pour les colonies comme missionnaire. C’est une figure bien observée et finement tracée que celle de cet homme qui prémédite l’apostolat avec une sorte d’exactitude mathématique. L’Angleterre doit recruter parmi des caractères semblables ses légions de missionnaires, qui n’ont pas, il est vrai, comme les nôtres, la poésie du dévouement évangélique et les sublimes aventures du martyre, mais qui, tout en rendant, je le crois, des services réels à la cause chrétienne, couvrent le monde de pionniers de colonisation, d’agens politiques, d’explorateurs scientifiques, sans compter encore les vifs et délicieux conteurs comme George Borrow. Le ministre conçoit pour Jane un attachement utilitaire, si l’on peut accoupler ces deux mots. Le caractère viril, énergique, l’esprit ferme et hardi de Jane Eyre, lui paraissent les signes d’une vocation semblable à la sienne ; il veut lui persuader que la volonté divine qui lui a donné les facultés morales nécessaires à la compagne d’un missionnaire, l’appelle visiblement à devenir sa femme. Le souvenir de Rochester empêche long-temps Jane de se rendre à cette homélie. Pendant cette lutte, un frère de son père enrichi aux colonies, auquel elle avait écrit pour lui annoncer son mariage avec M. Rochester, meurt et lui laisse une honnête fortune, car, heureusement pour les collatéraux et les romanciers britanniques, l’Angleterre est un pays où les oncles d’Amérique ne sont point encore devenus invraisemblables. Elle est sur le point de céder au missionnaire ; seulement, avant de quitter son pays, elle veut revoir encore Thorn-