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niature. « Il faut que je l’essaie, crie l’enfant, à l’instant même. » Deux minutes après, elle reparaît dans son joli costume, une couronne de roses sur la tête, en petits souliers de satin blanc. « Est-ce que ma robe va bien ? crie-t-elle en bondissant ; et mes souliers ? et mes bas ? Tenez, je crois que je vais danser ! » Et elle danse, et elle pirouette ; puis elle retombe sur un genou, inclinée devant Rochester : « Monsieur, je vous remercie mille fois de votre bonté, dit-elle en se relevant ; c’est comme cela que maman faisait, n’est-ce pas, monsieur ? — Ex-ac-te-ment, répond le pacha soucieux. » Qu’est-ce donc qu’Adèle et sa mère ? La confidence suivante vous l’apprendra :


« Une après-midi, que je me promenais dans les champs avec Adèle, je rencontrai M. Rochester. Il me pria de le suivre dans une avenue de hêtres, qui était devant nous, tandis qu’Adèle jouait avec Pilote et ses volans.

« Il me raconta qu’Adèle était la fille d’une danseuse française, Céline Varens, pour laquelle il avait eu ce qu’il appelait « une grande passion. » Céline avait feint d’y répondre par un amour plus ardent encore. Il se croyait idolâtré. Tout laid qu’il était, il se figurait, disait-il, qu’elle préférait sa taille d’athlète à l’élégance de l’Apollon du Belvédère.

« Et, mademoiselle Eyre, je fus si flatté de la préférence de la sylphide française pour son gnôme anglais, que je l’installai dans un hôtel, et lui donnai un établissement complet : domestiques, voiture, cachemires, diamans, dentelles, etc. En un mot, j’étais en train de me ruiner, dans le style convenu, comme un autre prodigue ; je n’avais pas même l’originalité de découvrir une route nouvelle pour aller à la destruction et à l’infamie ; je suivais la vieille ornière avec une exactitude stupide, sans m’écarter d’un pas du sentier battu. J’eus, comme je le méritais, le sort de tous les dissipateurs. Un soir, j’allai chez Céline sans être attendu ; elle était sortie. Mais la nuit était étouffante, j’étais fatigué de courir à travers Paris ; je m’assis dans son boudoir, heureux de respirer un air consacré naguère par sa présence. Non, j’exagère ; je n’avais jamais cru qu’il y eût autour de sa personne une vertu sanctifiante ; je veux parler des senteurs de ses parfums préférés. Les émanations des essences mêlées à l’odeur des fleurs commençaient à me monter à la tête, lorsque j’eus l’idée d’ouvrir la fenêtre et de m’avancer sur le balcon. Il faisait clair de lune, le gaz était allumé, la nuit calme et resplendissante. Il y avait une ou deux chaises sur le balcon, je m’assis, j’allumai un cigare, — je vais en prendre un si vous voulez bien me le permettre.

« Il fit une pause, tira un cigare de sa poche, l’alluma, le plaça entre ses lèvres, jeta une bouffée d’encens havanais dans l’air glacé, et reprit de la sorte :

« — J’aimais aussi les bonbons dans ce temps-là, mademoiselle Eyre ; je croquais des pastilles de chocolat, et je fumais alternativement en regardant défiler les équipages le long de cette rue à la mode, lorsqu’une voiture élégante et fermée, traînée par deux beaux chevaux anglais parfaitement reconnaissables par cette brillante nuit parisienne, roula vers l’hôtel ; c’était la voiture que j’avais donnée à Céline. Elle rentrait. Naturellement mon cœur bondit d’impatience sur la rampe de fer où je m’appuyais. La voiture s’arrêta. Ma flamme (c’est