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à quoi pensez-vous, miss Eyre, de laisser Adèle veiller si tard ? Allez la coucher. »


Vous le pressentez, c’est entre Jane et ce bourru bienfaisant que se passera le roman. Rochester est un des types les plus familiers au roman anglais. S’il faut en croire les romanciers, s’il est vrai que ce caractère soit une fidèle image de la réalité, M. Disraeli a bien eu raison de dire qu’il y a dans le patricien anglais du magnifico, du pacha et du jockey. — Si nous étions des Français du XVIIe ou du XVIIIe siècle, nous aurions le droit d’ajouter que, dans l’Anglais le plus civilisé et le plus raffiné, il reste encore au fond du barbare. Cela s’explique. Prenez un aristocrate anglais au midi de la vie, à ce moment où il atteint ce que Byron appelle the fulness of satiety, le dégoût de la plénitude, et figurez-vous son histoire. C’est un vrai fils des Normands, ces fiers vagabonds de la mer. Il a vu tous les climats ; il s’est accoté à tous les rivages ; il a traversé la vie en pirate, écumant partout l’émotion, le plaisir, l’aventure ; il a porté, dans l’oisiveté, chose si laborieuse, cette même ardeur, cette activité accélérée, cette force et cette impétueuse vitesse de machine à vapeur que le manufacturier de Manchester et le négociant de Liverpool appliquent à l’industrie ou au commerce. Avec les habitudes, les blessures et les dégoûts qu’une telle existence laisse au cœur, vous aurez ce mélange de concentration et d’emportement, d’étrangeté et d’ironie, de férocité et d’ennui, qui exhale l’amère ivresse du spleen ; vous aurez le caractère de Rochester. Cet homme tempétueux et ennuyé s’amuse pourtant de l’originalité, de la franchise, de l’ignorance surtout de Jane Eyre. Dans la théorie des affinités passionnelles, les contraires s’attirent. Quant à Jane, elle étudie le seigneur de Thornfield avec l’avide intérêt que l’on éprouve dans la première curiosité de la jeunesse pour ces têtes hâlées qui semblent porter en elles le secret de la vie, et elle regarde dans cette ame profonde et troublée,

Comme un enfant craintif se penche sur les eaux.


Jane a la virilité de cœur que l’éducation de la pauvreté donne aux natures énergiques. Elle y puise un sentiment de liberté, d’assurance et de respect d’elle-même qui lui permet, dans ses relations avec Rochester, d’être ce qu’on appelle bon garçon en restant honnête fille. Il y a entre eux des conversations hardies, fantasques, décousues, infinies, au milieu desquelles la petite Adèle intervient gracieusement avec ses enfantillages parisiens. Mais Adèle est un des premiers mystères de la vie de Rochester. À l’arrivée de son tuteur, vous avez vu par exemple qu’elle attendait un cadeau. Rochester lui a rapporté une petite robe de soie rose, une robe de danseuse d’opéra en mi-