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pas le penser ? car quel intérêt cet homme aurait-il eu à me tromper par ses discours ? Eh bien ! il m’a répété souvent, et même chaque fois que je le voyais, combien je devais m’envisager heureux de travailler loin des intrigues. Il ne pouvait me dire assez combien il sentait qu’il avait ruiné sa carrière de peintre, en mettant un si grand empêchement au développement de son talent. Chez lui, comme chez beaucoup d’autres, l’ambition a détruit ou amorti la sensibilité ; il le sent, mais son âge et l’habitude d’une vie que l’on ne peut changer le lient irrévocablement…

« Ce n’est pas à dire pour cela que les grandes villes soient toujours la ruine du talent ; il y a des exceptions… Mais, pour moi, il serait bien difficile de m’ôter cette conviction que, dans les arts surtout, un cœur gâté et devenu insensible est ce qu’il y a de plus pernicieux au monde pour le talent. Or, c’est un mal qui s’opère bien plus facilement dans ces grands gouffres de population où les sentimens vrais sont presque toujours tournés en ridicule, et où le caractère le mieux trempé pour le bien reçoit tant d’atteintes de, nature à le changer avec le temps. Un homme s’y soutiendra, j’en suis sûr, c’est Ingres ; mais comment y parvient-il ? Par une force de volonté plus remarquable encore que son talent. Il l’a prouvé par toute sa vie, et cette constance admirable qui a lutté si long-temps, pour arriver au caractère vraiment classique qui le distingue, contre les attaques indécentes de la médiocrité, est le gage le plus convaincant de sa supériorité. Je l’admire, je vous assure, plus que personne, car il a conservé ce qui le rendra l’homme du siècle un cœur enthousiaste de toute chose noble, grande et vraie (car peut-on avoir des sentimens nobles et élevés, s’ils ne sont pas vrais ?). Avec cela, il possède un autre avantage que je remarque sans le blâmer, c’est le besoin que l’on reconnaisse généralement sa supériorité. Je ne blâme pas ce sentiment, parce qu’il part, j’en suis sûr, non de la pensée d’un succès personnel qui pourrait chatouiller un cœur vulgaire, mais d’un fonds louable, le désir de faire triompher ce qui est bien et beau. Combien son talent me touche et m’émeut autrement que les talens à effet, où l’on ne reconnaît pas avant tout une ame sensible et bonne !

« … Cet homme, se conservant au premier rang par des succès, maintiendrait toujours les arts dans les bornes d’une élévation propre à les faire toujours estimer. Il est malheureux pourtant qu’il ait quelque chose qui ne soit compris que des adeptes. Le public ne s’en contente pas, et l’on ne peut exiger des marques d’admiration de ceux qui ne comprennent pas les beautés. Les ignorans, ailleurs qu’en France, ont toujours du respect pour les réputations faites par les connaisseurs ; mais, en France, chacun veut porter un jugement. Il me semble toutefois que, si l’on se maintient dans la volonté de suivre ce que la nature peut inspirer, on est plus sûr d’être généralement goûté. Même dans