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patiemment recommencée chaque jour ; des hommes qui poursuivent un repos chimérique sous le niveau de la tyrannie humanitaire pour s’affranchir des fiers et laborieux devoirs de la liberté et de la responsabilité personnelle ; des hommes enfin qui, après et malgré les révolutions, sous les républiques comme sous les monarchies, resteront toujours sujets, et, suivant une fière expression athénienne, ne couperont jamais dans leurs ames la chevelure de l’esclave. La poésie, cette flamme de la liberté humaine, qui s’éteindrait dans l’humanité géométrique et machinale que les utopistes façonnent à la règle et au compas, la poésie à qui il faut des hommes de sang et de chair, des ames ardentes, des caractères d’une diversité infinie, des volontés infatigables, de vrais hommes enfin, ceux qui acceptent et tiennent le duel avec la destinée, la poésie est intéressée au même degré que la société à réfuter l’idéal impossible des socialistes. Elle a pour elle l’arme la plus puissante dans la philosophie des passions, dont elle pénètre seule les intimes profondeurs, et que, seule, elle peut exprimer dans son irrésistible éloquence. Ici donc revient le rôle du roman, cette forme de la poésie consacrée à l’histoire individuelle des émotions humaines : c’est surtout au roman qu’il appartiendrait de formuler contre le socialisme la protestation de la société et de l’art, et de faire tomber le mannequin humanitaire devant l’homme palpitant de la réalité.

Ces pensées me venaient à l’esprit, à mesure que je lisais le livre, fort remarqué en Angleterre, dont j’ai inscrit le titre en tête de ces lignes. Jane Eyre est le début d’un écrivain qu’un pseudonyme voile à la curiosité. Qui a écrit ces pages véhémentes et rapides ? — Un jeune homme, répondent les uns ; une femme, affirment les autres. — Et, en faveur de cette supposition, on m’alléguait naguère l’opinion fort sérieuse d’un homme d’état fort sérieux, qui trouve encore des momens à donner à ces passe-temps littéraires. Celui dont je parle n’est ni plus ni moins que sir Robert Peel en personne. Des raisons tirées de l’objet même et des détails du livre me feraient croire volontiers que Jane Eyre sort en effet de la plume d’une femme ; mais quel que soit l’auteur de ce roman, quelles que soient les qualités qui l’ont signalé à l’attention et conduit au succès du premier bond, une seule chose m’a frappé dans Jane Eyre : c’est le caractère éminemment et énergiquement personnel de ce livre, Jane Eyre, je vous en avertis, n’est point un récit d’un intérêt universel, un de ces contes pour lesquels il n’existe point de latitude et que l’on lit avec le même agrément à Paris, à Madrid ou à Moscou. Jane Eyre n’est pas non plus un ouvrage littéraire d’une très haute portée ; mais c’est une étude morale fort curieuse et fort attachante pour ceux qui, comme moi, ne peuvent, quoique Français, se décider à devenir socialistes. C’est un livre tout anglais, anglais dans l’acception morale du mot. Vous y sentez circuler l’esprit de cette race