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JANE EYRE




AUTOBIOGRAPHIE.[1]




Un roman ! un roman ! Politique, économie politique, socialisme tout ce qui retentit et domine en ce temps-ci, je donnerais tout de bien grand cœur pour un roman.

Car enfin, voici huit mois que nous chevauchons dans le pandœmonium des chimères. Huit mois ! Et prenez garde que je ne fais point allusion aux luttes violentes, à la souffrance matérielle et à cette incertitude de l’avenir qui est l’anxiété et l’angoisse de chaque jour. Je ne parle que du supplice de l’esprit, des tortures de la pensée, de l’inexprimable dégoût de l’intelligence aux prises avec ces folies terribles qui échappent à la raison par l’excès de leur absurdité, mais auxquelles le mal qu’elles font au monde ne nous permet point de refuser le combat. Certes, après avoir suivi la métaphysique socialiste dans les limbes de l’impossible qu’elle habite, à ces sabbats où tournoie la ronde des sophismes grimaçans, des abstractions décharnées, de tous les spectres du délire ; après avoir passé des heures, des jours, des mois dans cette région de l’impalpable, de l’invisible et du vide à trébucher sur les argumens à bascules que M. Proudhon appelle des antinomies, il y a enfin un moment où l’ennui monte au cerveau comme l’ivresse, où l’ame suffoquée secoue le cauchemar et se sauve du vertige par un effort désespéré, où l’on redemande à grands cris l’air, la lumière, la vie, où l’on se tâte pour bien s’assurer que l’on habite encore cette

  1. Jane Eyre, an autobiography, by Currer Bell, 3 vol. post 8vo, seconde édition, Smith, Elder et Co, 65, Cornhill, London ; édition Tauchnitz, Leipsig ; Paris, chez Renouard, rue de Tournon.