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sur les fonctions cérébrales. Tâche difficile assurément que celle de sonder les mystérieux replis d’un cœur aussi secret ! Ceux qui ont le plus pratiqué Léopold n’ont pas eux-mêmes connu tous ses penchans, encore moins toutes ses pensées. Sénèque proclame quelque part qu’il y a un coin de folie dans toutes les têtes de génie, — et qui sait, si ce n’est Dieu, la limite fatale où la raison finit, où la folie commence ? Ni Aristote, ce grand esprit, le plus grand qui ait parlé le langage de la raison, ni Leibnitz, qui en a exercé le sacerdoce du haut de son universel génie, n’ont suffi à pénétrer les phénomènes de la pensée humaine. Si l’œil profond de William Harvey a percé les voiles qui cachaient les lois de la circulation, ce torrent éternel où bouillonne la vie ; » si les belles expériences de Lavoisier, de Priestley, de Sheele, de Berzélius, ont découvert en quelque sorte l’ame de la nature ; si le grand Haller et le grand Bichat ont presque deviné l’énigme de la vie, en demandant ses secrets à la mort, l’étude de l’homme intellectuel n’en est pas moins demeurée un cours complet d’humilité pratique. En vain, usufruitier de la création, l’homme dispose-t-il de l’espace et de la matière ; le sceau de Dieu lui a fermé les mystères de sa propre intelligence, la science est impuissante à le faire se connaître lui-même.

Admettons, si l’on veut, que Léopold Robert se soit donné la mort parce qu’il y avait une place dans sa vie pour une affection et que cette place n’a pas été remplie. On comprend, en effet, que cette nature délicate, élevée, mais timide, ait pu s’éprendre en secret pour une grande dame, quand surtout cette grande dame, à toutes ses séductions personnelles, joignait encore celle du malheur. On comprend aussi que tout ce qu’il y avait d’énergie dans son intelligence, de faiblesse dans son caractère, de tendre exaltation dans son cœur, se soit tourné cruellement contre lui, le jour où il comprit sa déception ; mais si le malheureux, dans la fixité de ses idées, s’était forgé de folles illusions, est-ce à lui, à lui seul, qu’il faut attribuer tous les torts ? Quelle femme ignora jamais l’impression qu’elle a produite ? et est-on bien assuré que celle à qui l’on aurait à demander compte de la destinée de l’artiste n’ait rien fait d’imprudent pour fasciner cette ame naïve, pour attiser cette passion visionnaire ou réelle qui devait emprunter de l’ardeur à l’âge même où elle était née ? Un homme autrement brillant que le pauvre Léopold par le génie et par les dons extérieurs avait eu même sort : le Tasse avait aussi aimé dans les sphères élevées. L’audace du cœur augmentant en lui la timidité des manières, il avait pris tous les voiles pour cacher sa passion sans cesser de la peindre. Dans l’épisode d’Olinde et Sophronie de sa Jérusalem délivrée, lui-même est cet Olinde qui désire beaucoup, espère peu et ne demande rien :

Brama assai, poco spera, e nulla chiede.