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et la manière dont je m’y exprime me semble prouver que je tiens encore aux intérêts de la terre.

« A propos de cela, je me vois bien moins modeste que vous ne voulez m’envisager, et, en lisant l’endroit de votre lettre où vous m’adressez un éloge si flatteur, je me suis rappelé tout de suite ma lettre passée et le jugement que je fais de mon tableau, et j’ai senti le rouge me couvrir la figure… Cher ami, vous me jugez bien trop favorablement. J’espère pourtant que vous voudrez bien ne pas trop expliquer à mon désavantage ma précipitation à vous parler de mon tableau.

« Dimanche de Pâques. — J’ai différé quelques jours à vous écrire, ayant fait ma dernière course à Chioggia pour y observer quelques détails pour mon fond. En revenant, j’étais véritablement heureux de penser que c’était la dernière fois que je faisais ce voyage, au moins pour le présent. Plus je vois ce pays, Venise et ses environs, plus je voudrais y être avec un esprit tranquille. Oh ! mon cher ami, si vous saviez combien ma raison a déjà fait pour avoir ce calme ! combien elle travaille pour cela ! Vous trouveriez qu’elle se défend vivement contre une imagination qui tend à la gouverner. Comme l’amitié véritable sait lire dans l’ame de ceux qui l’occupent, m’est-il permis de ne pas vous le dire ? Non, je ne peux pas cacher les faiblesses de mon cœur, et il ne m’est pas possible de ne point répondre, ou de répondre d’une manière évasive, a vos excellens conseils et à vos observations. Comment pourrai-je vous expliquer le silence que j’ai gardé jusqu’à présent avec vous, si ce n’est en vous disant que c’est la honte qui me l’a fait garder ? — J’ose dire que ç’a été aussi l’espoir de vaincre des sentimens en apparence bien téméraires et bien condamnables. Mais en suis-je tout-à-fait coupable ? Quelle chaîne d’entraînemens il y a dans la vie ! et souvent, comme vous le dites, on en reste malheureux, si surtout on ne se persuade pas que tout est pour le mieux dans ce monde.

« J’aimerais à vous parler avec plus de détails de ce qui trouble bien trop le repos que j’ambitionnerais ; mais à quoi cela pourrait-il servir, sinon à satisfaire peut-être ma faiblesse ? Je ne veux pas vous en ennuyer, je ne veux que vous montrer la confiance la plus entière. Je vous le répéterai encore, un sentiment de honte m’a retenu jusqu’à présent, mais je ne dois plus l’écouter ; oui, la honte d’avoir fait preuve de la plus grande inconséquence, la honte d’avoir montré aussi peu de prudence que de prévoyance en une rencontre qui en exigeait tant. Je me suis long-temps fait illusion. Vous le dirai-je ? tant que j’ai conservé l’espoir de la revoir, je croyais mes sentimens très naturels. A présent, ils m’occupent trop. Si je n’avais mon cher Aurèle avec moi, et si je ne voyais pas mon tableau s’avancer vers la fin, je ne sais vraiment si je pourrais le continuer ; mais, comme je vous le disais, avec l’idée que tout peut servir, sinon à l’avantage temporel, du moins