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amour pour son art et ses souffrances physiques et morales, entre l’honnêteté de ses sentimens et les étreintes d’un désespoir dévoré dans la solitude, que sa raison a succombé. Peut-être le mariage, qui semblait si bien adapté à ses goûts aimans et casaniers, l’eût-il soustrait à cette destinée cruelle. Son frère, ses amis Navez, Snell et Marcotte, qui lisaient en lui mieux que lui-même, l’en avaient pressé depuis longues années. Toujours il avait éludé doucement leurs conseils, soit qu’éprouvant sans cesse loin de son pays, comme les oiseaux de passage, le besoin de s’envoler, il ne rêvât un établissement qu’après s’être retiré en Suisse, soit que, se souvenant que le mariage n’est pas qu’un événement de plus dans la vie, mais l’événement de toute la vie, il apportât à s’y décider la lenteur de ses déterminations ordinaires. « Tu exagères, disait-il en décembre 1827 à son ami Navez, le bonheur que j’ai de vivre à Rome. Si c’en est un pour les arts, en est-ce un réel pour la vie ? Je t’assure que j’ai des momens bien tristes, et que chaque année je me trouve plus isolé. Je suis d’un caractère à ne pouvoir former bien facilement des relations intimes. L’âge augmente encore cette mauvaise disposition, et je vois d’avance que je vais devenir un ours, mais un ours mal léché. Le moyen de penser à un établissement ici ! Tu sais l’aversion que nous avons pour la vie des habitans du pays et pour leur caractère : comment serait-il possible à celui qui cherche quelques jouissances intérieures (à moins d’être romanisé) de s’allier avec des gens qu’on ne comprend pas ? »

« La vie du grand monde ne peut pas me plaire autant qu’à un homme qui y porte un esprit brillant et une conversation facile. Je sens trop que ces qualités me manquent. Et pourtant je reconnais que, pour un artiste, c’est un véritable stimulant d’être honoré par des personnages de rang et d’influence ; mais ce n’est pas là que gît le bonheur le plus appréciable. Le cœur content donne plus de jouissances que la vanité satisfaite, et rien n’est au-dessus d’un intérieur heureux et d’une épouse qui vous est attachée. C’est une chose à laquelle j’ai beaucoup pensé. Les Romaines ne sont pas faites pour les ultramontains. Leurs idées et leur manière de sentir sont trop peu en rapport avec les nôtres. D’un autre côté, il y a beaucoup à réfléchir avant de transplanter une femme de sa patrie et de sa famille dans un lieu où elle ne pourrait retrouver les plaisirs qu’elle aurait quittés. Espérer que l’amour qu’on aurait pour elle lui tînt lieu de tout, c’est ce dont je n’oserais me flatter, bien que je me sente la faculté d’aimer uniquement et d’une manière constante[1]. »

« Je vois le comte Cicognara, le seul en Italie qui puisse se dire véritablement amateur et protecteur des arts. La société d’un homme

  1. Lettre à M. Marcotte, 5 février 1829, à Rome.