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je ne puis, quand je me porte bien, travailler froidement : c’est plus fort que moi. Il me semble que je ne réussis un peu que lorsque je travaille avec vivacité et constance… Je me livre à cette passion entièrement et sans raison quelquefois, car la peinture veut être faite plus simplement. Je ne sais, mais j’ai un besoin intérieur de rester à la place où plusieurs tableaux m’ont mis, et mon amour-propre est intéressé à faire voir que je ne crains pas d’exposer de nouveau. Jusqu’à présent, je n’ai pas redouté la peine, parce que ma santé m’a permis d’avoir assez d’énergie pour exécuter ce que j’avais pensé, et un dicton de ma vénérée mère a entretenu cette disposition depuis mon plus jeune âge : je lui ai toujours entendu dire qu’il vaut mieux s’user que se rouiller[1]. » Pauvre mère ! que de larmes elle eût répandues, si elle eût pu entendre l’esprit égaré de son fils s’abriter derrière ces paroles !

Léopold avait cru trouver le bonheur dans la renommée ; il n’a reconnu son erreur qu’après avoir atteint le but élevé de son ambition. Il dit souvent que la gloire n’est qu’une vaine fumée, qu’au lieu de lui faire des amis, elle lui en ôte. Tous ceux qui ont respiré cet encens dangereux ont tenu le même langage ; mais cette fumée qu’on appelle la gloire, Robert aussi ne pouvait plus s’en passer. C’est ce besoin qui, indépendamment de sa difficulté organique de travail, lui fait gratter, changer, refaire si souvent son dernier tableau ; car, depuis son voyage à Paris et l’immense succès des Moissonneurs, il avait perdu la naïve bonhomie de Rome. A Venise, la clameur lointaine des louanges de Paris bourdonnait encore à ses oreilles. Il pressentait l’exigence des critiques et se frappait la poitrine en disant : « A Paris, on fait et on défait si facilement les réputations ! » La peur d’être inférieur à lui-même devenait aussitôt son mauvais génie et troublait son repos. Comme un homme emporté trop haut dans les airs, il avait le vertige à l’idée de tomber dans l’espace. « Les arts, disait à Gros Mme Vigée-Le Brun, sont les plus sûrs consolateurs dans les peines de la vie. — Ah ! interrompit-il avec vivacité, il n’est qu’un mal auquel je ne les croie pas capables de porter remède, c’est celui de se survivre à soi-même. » Trois jours après, il conclut par le suicide. Ainsi, Robert, épuisé de travail, écrasé sous le poids de ses déceptions et de ses terreurs, s’est retiré de la lutte d’une manière violente.

Ce n’est pas tout, une passion funeste, sans espérance possible, était venue jeter une flamme nouvelle à sa mélancolie, et, comme tout peintre fortement épris, un invincible retour, au bout de son pinceau, des traits et des formes de l’objet aimé fatiguait, énervait sa pensée.

C’est à toutes ces causes incessantes et combinées qu’il faut attribuer la mort de Robert ; c’est à toutes ces luttes engagées entre son insatiable

  1. Lettres de Robert à M. Marcotte, 1834.