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disons-le maintenant, ont agi en bons citoyens dans des jours difficiles, et M. Senard, quelles qu’aient été les mésaventures de son ministère, emporte tout entier dans sa retraite le glorieux souvenir de sa présidence durant les heures cruelles de l’insurrection.

Ce tribut payé à la mémoire des défunts, passons aux nouveaux venus ; mais à quoi bon, et qui méconnaîtrait leurs titres ? M. Dufaure s’est fait une grande place dans l’assemblée par l’ascendant de son caractère et de son esprit ; il exerce une autorité morale qui, dans l’opinion, profitera plus à la république que le zèle des plus ardens républicains de la veille. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de louer ici M. Vivien : c’est quelqu’un qui nous touche de trop près ; ses mérites spéciaux, son expérience pratique, la lucidité de ses vues, la simplicité de sa parole, l’ont fait tout à la fois aimer et respecter de la nouvelle chambre comme des anciennes. Si la constitution de 1848 est destinée à vivre, la république en sera surtout redevable à M. Dufaure et à M. Vivien. M. Freslon est moins connu que ses deux collègues, mais il a eu ce grand sens, étant républicain d’ancienne date, de comprendre combien il était heureux qu’il y en eût de date plus fraîche. Si nous nous en rapportons à nos souvenirs, il a une certaine éloquence, un peu ample, mais grave et quelquefois élevée, qui ne doit pas lui permettre la rondeur trop joviale de M. Vaulabelle. Nous sommes certains que ni l’église ni l’Université ne croiront perdre au change.

Le nouveau ministère présente ainsi une tout autre consistance qu’aucun gouvernement que nous ayons eu depuis février. M. Bastide y reste sur les instances des hommes considérables de l’assemblée dont il écoute docilement les avis, et qui, en les lui donnant, sont sûrs de pouvoir se fier à lui sans réserve. Le général Lamoricière est goûté de tout le monde ; la brusque franchise, l’énergie militaire de ses discours, plaisent singulièrement. M. Tourret, M. Goudchaux, ont fait chacun leur campagne durant cette quinzaine, et leur campagne a bien tourné. Le ministre du commerce a emporté son projet d’enseignement agricole après un débat intéressant, dans lequel M. Buffet lui avait rendu le succès méritoire. M. Goudchaux est un vrai lion pour le courage ; il s’est jeté sur M. Ledru-Rollin dans la discussion du projet de crédit foncier, comme s’il voulait absolument rompre toutes ses lances contre le paladin du Châlet. M. Ledru-Rollin ne parle finances qu’entre les pots, aussi bien il n’a pas eu tort de se taire ; qu’aurait-il dit après M. Thiers ? et qu’est-ce que cette faconde déclamatoire pouvait inventer contre ce lumineux exposé de faits et de chiffres où tout le monde lisait aussi clairement que dans la plus courante lecture à mesure que l’orateur avançait ? On ne peut exprimer cette puissance originale d’un grand esprit sur une grande assemblée ; il faut l’avoir subie pour se la figurer. M. Thiers aura rendu d’immenses services à la France durant cette époque de bouleversement et de reconstruction, nobles services qu’une misérable envie oserait seule déprécier, et que la France n’oubliera pas.

L’admirable discours de M. Thiers n’a pas découragé M. Goudchaux : le ministre a su se faire écouter en attaquant à brûle-pourpoint la montagne, en rassurant le pays sur son avenir financier. Qu’il nous permette de le dire, il a même peint en beau, pour que l’image fût plus flatteuse. M. Goudchaux est vraisemblablement un homme d’esprit et certainement un escompteur de profession, ce qui fait une seconde espèce d’esprit. Il calcule avec les deux. Blessé comme il l’est toujours,