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doutes de l’opinion, en même temps que la stagnation de l’industrie. Le spectacle de l’arène parlementaire, les rumeurs qui s’échappent ordinairement des coulisses politiques n’étaient pas propres à rassurer les bons citoyens. Dans toutes les discussions importantes, dans le débat même de la constitution, qui voyait-on à la tribune ? pour qui l’assemblée réservait-elle son attention ? de qui venait la lumière ? Toujours de ces mêmes hommes dont on avait voulu faire des suspects, parce qu’ils avaient déjà servi le pays, et que le pays reconnaissant avait rappelés à son service. C’étaient ceux-là qui rétablissaient l’ordre et le bon sens partout, et cependant ils demeuraient pour ainsi dire sous le coup d’un interdit lancé contre eux par une minorité sans talent, qui se vengeait de leurs mérites en leur reprochant la date de leur républicanisme. Comment donc se faisaient les affaires, pensait-on dehors, si, dans la république, toute la vertu républicaine est d’un côté, la sagesse et l’expérience de l’autre ?

Cette minorité despotique qui va bientôt sans doute nous donner sa liste, cette intraitable brigade des républicains de naissance, s’imposait d’ailleurs par une tactique médiocrement consolante. Elle se disait la seule autorité possible vis-à-vis des artisans d’insurrections ; elle s’attribuait le privilège exclusif de représenter la démocratie véritable contre l’extrême démagogie ; elle prétendait qu’il n’y avait de prestige moral dans la république que sous son égide et sous son drapeau. Si l’on ne voulait pas la subir, si l’on n’acceptait pas la république de sa main, il fallait la recevoir de mains plus rudes, il fallait aller à la république démocratique et sociale. Cette protection ne s’est pourtant pas trouvée jusqu’ici fort efficace, et c’est un triste argument de domination que l’étalage d’un appui qui a toujours manqué. Aussi l’on ne se reposait pas là-dessus dans le public ; entre la perspective d’un gouvernement d’insensés ou de furieux et la direction vacillante d’un petit groupe de médiocrités, le public, chagrin et sombre, attendait sans savoir quoi. L’énergie civique se fondait petit à petit, et, nous le disons aujourd’hui, puisque le péril est enfin éloigné par l’initiative vigoureuse du pouvoir exécutif, on sentait autour de soi, au-dessus de soi, si peu de volonté, qu’on n’en avait presque plus soi-même en face des éventualités les plus fâcheuses. Alea jacta est. C’était un mot de désespoir, mais c’était aussi un mot de vérité : ce discours de M. de Lamartine sur l’élection du président a été d’un bout à l’autre inspiré par la claire conscience du triste état des ames. Oui, l’on s’en remettait au sort du soin de sauver la jeune république, et les vaillans d’il y a six mois ne pouvaient s’empêcher de la voir étouffée dans son berceau, si la Providence ne s’en mêlait.

La Providence mène le monde, il faut le croire par une sorte de foi naturelle et bienfaisante, quand la raison se révolte, comme au temps où nous sommes, à l’aspect des hasards ridicules ou barbares dont le monde est semé. La Providence a son empire, mais l’homme a le sien ; sa conduite lui appartient pour beaucoup, et ce qui arrive encore le plus souvent dans l’histoire, c’est qu’il soit servi selon ses œuvres. Le général Cavaignac avait un pied dans ces voies de tergiversation où la popularité de M. de Lamartine a disparu comme l’eau dans le sable. Il ne pouvait se résoudre à relâcher ou à briser les liens d’anciennes habitudes qui ne s’accordaient pas assez avec ses nouveaux devoirs. Esprit exact et conscience honnête, il se souvenait trop qu’il avait été l’homme d’un parti, il ne comprenait pas assez qu’un ensemble inoui de nécessités et de