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parler sa langue énergique, livré aux bêtes, savez-vous comment il se juge lui-même dans le résumé de son livre ? Écoutez son exegi monumentum : « On a dit de Newton, pour exprimer l’immensité de ses découvertes, qu’il avait révélé l’abîme de l’ignorance humaine. Il n’y a point ici de Newton, et nul ne peut revendiquer dans la science économique une part égale à celle que la postérité assigne à ce grand homme dans la science de l’univers ; mais j’ose dire qu’il y a ici plus que ce qu’a jamais deviné Newton. La profondeur des cieux n’égale pas la profondeur de notre intelligence au sein de laquelle se meuvent de merveilleux systèmes Que dirai-je plus ? C’est la création même, prise, pour ainsi dire, sur le fait ! » Il y avait au XIIIe siècle, dans les grandes écoles de la scolastique, un vigoureux dialecticien nommé Simon de Tournay. Un jour qu’il avait admirablement établi la divinité du Christ et ravi l’auditoire, il s’écria : « O petit Jésus ! petit Jésus ! (Jesule ! Jesule !) autant j’ai exalté ta loi, autant je pourrais la rabaisser, si je voulais. » Les chroniques rapportent avec un pieux effroi que le sophiste fut incontinent privé de sa raison. Cet homme qui régnait dans les écoles, ce dialecticien enivré de sa logique, ne sut bientôt plus que balbutier au hasard et devint la risée des enfans.


III.

Si cette critique est aussi exacte que l’analyse a été fidèle, il nous sera facile de déterminer les rapports qui unissent le réformateur de la société et de la logique aux athées de la jeune école hégélienne. M. Charles Grün, que nous avons vu tout à l’heure si plein d’enthousiasme pour M. Proudhon, est-il satisfait du travail de son disciple ? A-t-il retrouvé dans le Système des contradictions économiques le fruit des leçons qu’il avait données à l’auteur ? Ses espérances sont-elles justifiées ?

Une chose est commune à M. Proudhon et à ses maîtres, c’est la méthode, c’est un détestable emploi de ce qu’ils appellent l’antinomie et la synthèse. Quant au fond même de sa philosophie, le réformateur français, on a dû le remarquer déjà, se sépare tout-à-fait de l’athéisme allemand, ou plutôt de cette religion de l’humanisme découverte par M. Feuerbach, perfectionnée par M. Stirner et prêchée par M. Charles Grün. Pour les jeunes hégéliens, il n’y a pas d’autre Dieu que l’humanité ; M. Proudhon reconnaît un Dieu qu’il a décrit et analysé, un Dieu ennemi de l’homme, un Dieu que nous devons combattre et vaincre. En s’arrêtant à cette conclusion si opposée aux dogmes de l’humanisme, M. Proudhon ne s’est pas dissimulé qu’il offenserait gravement ses amis. Douloureuse nécessité qui le préoccupe sans cesse ! Cet homme qui ne craint pas d’outrager les croyances les plus sacrées de ses semblables,