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celle-là ? Si l’homme n’était pas un être fini, et M. Proudhon démontre fort bien qu’il n’a pas le droit de s’en plaindre, le genre humain n’aurait certainement aucune épreuve à subir. Quant au reproche fait à Dieu de ne pas nous avoir donné immédiatement la solution de nos antinomies, la fin des contradictions de notre nature, et par conséquent la science et la félicité absolues, qui ne voit que c’est là toujours le même sophisme sous un déguisement plus compliqué ? N’est-ce pas encore demander à Dieu pourquoi il ne nous a pas créés tout ensemble finis et infinis ? En un mot, toute cette argumentation, malgré son faux air de nouveauté, ne revient-elle pas nécessairement à cette objection banale proposée mille fois, mille fois réfutée, et que M. Proudhon lui-même rejette avec un si légitime mépris ? Un vieux sophisme assez adroitement dissimulé, voilà donc cette théorie redoutable !

M. Proudhon n’est pas plus heureux lorsqu’il prétend démontrer l’incapacité de l’être infini. Cette thèse a cependant quelque chose d’extraordinaire, et il semble qu’en repoussant cette extravagante proposition, on ne puisse du moins refuser à l’auteur le triste avantage d’une sottise originale. Eh bien ! non : ce mérite même lui manque. Ouvrez le de Natura deorum, livre III, vous y trouverez le sophisme de M. Proudhon fort habilement mis en œuvre par un des principaux personnages du dialogue. Cotta, c’est le logicien qui a devancé et dérobé le nôtre. Cotta affirmait aussi que Dieu, étant infini, ne pouvait ni sentir, ni penser, ni agir comme un être fini, et que, par conséquent, il ne savait, ne faisait et ne pouvait rien dans la sphère de ce monde où nous sommes. Je n’ai pas cherché ce rapprochement bien loin ; les vieilles erreurs comme celle-là traînent dans tous les manuels de nos bacheliers. La Logique de Port-Royal, après avoir cité le raisonnement de Cotta comme un rare exemple de sophistique, ajoute ces simples et énergiques paroles, qui tombent d’à-plomb sur le Cotta du XIXe siècle : « Il est difficile de rien concevoir de plus impertinent que cette manière de raisonner. Elle est semblable à la pensée d’un paysan qui, n’ayant jamais vu que des maisons couvertes de chaume, et ayant ouï dire qu’il n’y a point dans les villes de toits de chaume, en conclurait qu’il n’y a point de maisons dans les villes, et que ceux qui y habitent sont bien malheureux, étant exposés à toutes les injures de l’air. C’est comme Cotta ou plutôt Cicéron raisonne. Il ne peut y avoir en Dieu de vertus semblables à celles qui sont dans les hommes ; donc il ne peut y avoir de vertu en Dieu. Et ce qui est merveilleux, c’est qu’il ne conclut qu’il n’y a point de vertu en Dieu que parce que l’imperfection qui se trouve dans la vertu humaine ne peut être en Dieu. De sorte que ce lui est une preuve que Dieu n’a point d’intelligence, parce que rien ne lui est caché ; c’est-à-dire qu’il ne voit rien, parce qu’il voit tout ; qu’il ne peut rien, parce qu’il peut tout ; qu’il ne jouit d’aucun bien, parce qu’il possède tout. » N’est-ce pas, en des termes