Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/303

Cette page a été validée par deux contributeurs.

toute religion et toute philosophie, ces deux développemens de notre esprit étant, dit-il, à jamais épuisés, et ne pouvant plus rien produire dans l’état actuel du genre humain. Il y substitue ce qu’il appelle la métaphysique, et il entend par là une science positive, certaine, aussi certaine que les mathématiques. Avant lui déjà, M. Auguste Comte, dans son Traité de philosophie positive, avait exprimé les mêmes prétentions sans les justifier davantage. Pour élever cette science nouvelle, aussi supérieure à la philosophie que la philosophie est supérieure à la religion, l’auteur crée une logique à laquelle il attribue une merveilleuse fécondité, et il en développe les lois avec une confiance imperturbable. Je n’ai pas encore à entrer dans ce détail, je veux simplement indiquer la position de M. Grün vis-à-vis de son ami. Or, M. Grün, après une rapide analyse du livre, s’écrie avec une singulière impatience

« Prolétaire, prolétaire, est-ce bien à toi de nous efféminer ainsi ? Soldat armé de la torche incendiaire pour brûler les temples des dieux ! Spartacus, dont le cri pousse les esclaves à une guerre d’extermination contre les maîtres, que fais-tu là sous les ombrages de l’académie ? Pourquoi ton front chargé de pensées va-t-il pâlir sur les mystères de l’absolu ? Ah ! je devine ta réponse… Tu me disais dernièrement que nous autres, savans et docteurs, nous avions sur toi un immense avantage, que tu n’es qu’un pauvre enfant de tes œuvres, que tu as perdu toute ta jeunesse, et qu’il n’y a pas eu de règle dans tes études. Tu dois montrer, ajoutais-tu, que tu as appris quelque chose… Je sais, je sais tout ce que tu vas me dire : Pouvais-je ne pas chercher une formule scientifique, une formule absolue pour triompher du gouvernement et du jury, des économistes et des éclectiques ? pouvais-je ne pas fonder sur une base inébranlable les droits de mes commettans ? pouvais-je ne pas élever une barricade indestructible pour la défense du prolétariat ? — Fort bien, à merveille, tu l’as fait ; mais maintenant laisse là l’académie, débarrasse-toi de la robe de chambre illustrée d’hiéroglyphes, reprends la torche d’incendie, redeviens le Spartacus irrité, — ou bien attends que l’heure sonne ! Tu ne peux fonder une vraie science de la société tant que tu n’auras pas devant toi les libres matériaux pour une société nouvelle, tant que tu n’auras pas anéanti dans ta propre pensée les contradictions qui la divisent encore… Tu es dualiste, je te le disais l’autre jour ; il y a dans ta théorie quelque chose au-dessus de l’homme ; oui, tu lui prends sa meilleure part, la science, et tu en fais une sorte de puissance supérieure, une puissance divine… Je ne veux pas de ta société, tu es religieux. — Moi ! quelle plaisanterie ! — Tu as un Dieu. — Lequel ? — L’intelligence. Tu as aussi une théologie. — Laquelle ? — La métaphysique. »

La jeune école hégélienne avait déclaré avec M. Feuerbach qu’il n’y a rien au-dessus de l’humanité, que Dieu n’est qu’un reflet de nous-mêmes, une aliénation de nos idées les plus sublimes au profit d’un être imaginaire ; homo homini Deus. Après M. Feuerbach, un logicien plus résolu, M. Stirner, est venu démontrer que cette religion de l’humanité est encore une capucinade (Pfaffenthum), que l’humanité n’existe