« Lorsque j’entrai dans la chambre de Proudhon, je vis un homme assez grand, nerveux, d’une trentaine d’années environ, le corps vêtu d’un gilet de laine, et les pieds dans des sabots. Une chambre d’étudiant avec un lit, un petit nombre de livres sur des rayons, sur une table plusieurs numéros du National et d’une revue d’économie politique, tel était son entourage. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que nous étions engagés déjà dans le plus cordial entretien, et le dialogue allait si rondement, que j’eus à peine le temps de songer à part moi combien je m’étais trompé en m’imaginant trouver ici la défiance de Rousseau et de Louis Boerne. Un visage ouvert, un front merveilleusement plastique, des yeux bruns admirablement beaux, le bas de la figure un peu massif, et tout-à-fait en harmonie avec la forte nature montagneuse du Jura ; une prononciation énergique, pleine, volontiers rustique, surtout si on la compare au gracieux gazouillement parisien ; un langage serré, concis, avec un choix d’expressions d’une justesse mathématique ; un cœur plein de calme, d’assurance, de gaieté même ; en un mot, un homme beau et vaillant contre tout un monde !
Quel bonheur plus grand aurais-je pu désirer ? Après une masse d’études fatigantes, après une incessante critique de toutes les théories socialistes possibles, je rencontrais au milieu de Paris, — de ce Paris où mille systèmes criblés de blessures sans nombre se pressent, se heurtent les uns les autres avec la prétention de vivre, où les pensées mortes errent çà et là comme autant de fantômes, — je rencontrais un homme qui, vaillamment, librement, sans réserve, se déclarait d’accord avec moi. Dans la critique du socialisme et du philosophisme français, nous nous entendîmes sur tous les points, et j’en sentis mon ame fortifiée.
« Proudhon est le seul Français complétement libre de préjugés que j’aie jamais connu. Il s’est assez occupé de la science allemande pour appliquer son oreille contre terre chaque fois que l’esprit s’agite de l’autre côté du Rhin. Il possède assez de profondes connaissances en philosophie pour soupçonner un sens profond derrière nos phrases redondantes… Il a su vraiment s’approprier la substance même de notre science, et c’est avec nos idées qu’il a chargé ses canons contre la propriété… Seulement il n’avait pas encore de renseignemens sur la dissolution de cette science allemande par la critique, sur l’anéantissement définitif de tout système de philosophie. J’ai eu l’infini plaisir d’être en quelque sorte le privat-docent de cet homme, l’esprit le plus sagace et le plus pénétrant qu’il y ait eu dans le monde depuis Lessing et Kant. J’espère avoir préparé par là un résultat immense ; il n’y aura plus qu’une seule science sociale des deux côtés du Rhin. »
M. Grün continue d’exprimer avec effusion son enthousiasme et son bonheur. Sa mission n’aura pas été inutile ; il a découvert un penseur tout préparé aux enseignemens de l’athéisme. J’ai supprimé bien des détails trop intimes ; il ne faut pas abuser de la familiarité des grands hommes, et peut-être même trouvera-t-on que je n’ai pas été assez discret. Il paraît que M. Proudhon louche légèrement ; ce défaut inspire de véritables dithyrambes au jeune hégélien, car certains défauts physiques, assure-t-il, font ressortir la beauté morale sur les visages que nous aimons, et c’est là le principe de l’idéal chrétien que le monde antique ne soupçonnait pas. On ne s’attendait guère à rencontrer tant