Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/299

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moins Hegel que Saint-Simon et Fourier, il a trouvé au milieu de ces socialistes ridicules, entre les fouriéristes et les organisateurs du travail, entre M. Louis Blanc et M. Cabet, il a trouvé l’homme extraordinaire qui manie la dialectique hégélienne aussi bien que s’il l’avait inventée, et qui l’emploie contre la société et contre Dieu avec la froide exaltation d’un Stirner ou d’un Feuerbach. Quoi ! Stirner et Feuerbach, ici, à Paris, sur ce pavé brûlant où s’allume si vite l’incendie des révolutions ! Quelle joie pour M. Charles Grün ! Le plus souvent, c’est dans les universités des petites villes, c’est dans la solitude des monastères de la science, c’est à Halle, à Bonn, à Heidelberg, à Tübingen, que siègent les oracles révolutionnaires de l’Allemagne. Ils méditent, ils écrivent, et de ces retraites pacifiques sortent les redoutables formules qui foudroient la vieille société et font rentrer Dieu dans le néant. Cependant, autour de ces grands hommes, la foule des philistins continue son vulgaire train de vie ; on croit à Dieu, on croit au devoir, et l’on s’efforce d’être honnête. Bien plus, ces philistins ignorent peut-être qu’ils ont la gloire de posséder dans leurs murs les saint Jean et les saint Paul de l’humanisme. N’est-ce pas à cette influence des petites villes qu’il faut attribuer la propagation si lente du nouvel évangile ? Mais ici, sur un sol volcanique, dans la capitale de l’émeute, quelles destinées inattendues vont s’ouvrir pour la philosophie hégélienne ! M. Charles Grün en est ébloui.

« Quand on entre du quai Malaquais dans la rue de Seine, on voit à gauche une autre rue qui forme un petit angle avec celle-ci. Un soir, vers cinq heures, étant précisément à cet endroit, je demandai la rue Mazarine. — La rue à gauche, me dit-on. — C’est là que se séparent les deux chemins d’Hercule : à droite, la large route des pacifiques fouriéristes : et à gauche ?… À gauche, rue Mazarine, no 36, habite Proudhon.

« Je me l’étais représenté comme un homme d’une quarantaine d’années, aux traits durs, aux cheveux noirs, au visage défiant, le front accablé de profonds et douloureux soucis, mais pourtant avec cette bienveillance ineffaçable qui se lisait sur la physionomie de Jean-Jacques Rousseau et de Louis Boerne. Il faut, me disais-je, pour n’être pas confondu avec les voyageurs anglais et les vulgaires touristes de l’Allemagne, il faut conquérir pour moi cette bienveillance, il faut pénétrer jusque derrière le rempart où s’abrite cet esprit blessé. En vérité, comment pouvais-je me figurer l’auteur du mémoire : Qu’est-ce que la propriété ? l’auteur de la Lettre à M. Considerant, lettre pour laquelle il eut à comparaître devant le jury du Doubs, l’ancien ouvrier imprimeur qui se plonge depuis long-temps déjà dans des études sans fin, le prolétaire qui cherche la science sociale dans l’intérêt du prolétariat, et qui, récompensé de son courage par un procès devant les assises, a subi durant de longues années le supplice bien autrement terrible du dédain public ; ce penseur solitaire, audacieux, impitoyable, comment pouvais-je me le figurer, si ce n’est comme un homme aigri par les souffrances morales ?